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Assassiner un puissant à l'époque médiévale

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        L’historien Pierre Bonnassié – dans son ouvrage Les Sociétés de l'an mil : un monde entre deux âges publié en 2000 – affirmait avec conviction qu’il fallait rejeter l’idée et la perception du seigneur comme d’un « pirate ».  Pour ce dernier, il convient de ne pas envisager le monde seigneurial comme un épiphyte, mais plutôt comme une structure sociale reposant sur l’interdépendance avec le monde paysan. En d’autres termes, l’antagonisme seigneur – paysan serait une construction historiographique. En ce sens, les rapports de dominations tout comme les violences doivent être considéré comme un fait social à part entière. Ainsi, il convient d’analyser les rapports d’interdépendance en termes de structure de production clairement distincte d’une société « parasitaire » comme celle décrite par C. Fourrier[1]. La communication de ces groupes sociaux repose sur le paradigme de la primauté de la terre, comme unique source et condition de la richesse mais aussi du pouvoir. De ce fait, les interactions sociales de ces différents groupes sont fondées sur des rapports de domination (rapports verticaux), de concurrence (rapports horizontaux), et de complémentarité dans la division sociale du travail.

Il est donc possible d’avancer que la violence physique tout autant que symbolique, s’avère être une composante indispensable des rapports sociaux, comme vecteur de la domination, de l’affirmation de la possession, mais aussi de l’appartenance à un groupe social spécifique. Il est possible de diviser la société féodale en deux catégories spécifiques selon le degré de potestas (pouvoir de commandement). Les potentes, détiennent la potestas et dominent les pauperes en tout point : socialement, militairement, économiquement ou encore en termes spirituels. La traduction de potentes par « puissant » apparaît bien plus simple que celle du terme pauperes. Une analyse étymologique invite à le rapprocher du terme « pauvre ». Pourtant celui-ci se rapproche davantage de « faible ». Cette dernière catégorie comprend ceux qui ne peuvent porter les armes et qui s’en remettent aux potentes pour leur protection. En ce sens, cette catégorie semble recouper des groupes sociaux très vastes tels que les pèlerins, les femmes, les clercs, les marchands…

Malgré les outils proposés par les sciences sociales, c’est bien la définition même du terme violence qui prête à débat dans l’historiographie contemporaine. Comme le souligne l’historien Stephen D. White : les distinctions faisant autorité entre l'usage illégitime et légitime de la force physique sont souvent impossibles à faire parce que les autorités politiques ne revendiquaient pas le monopole de l'usage légitime de la force physique, que pratiquement tout le monde considérait comme un moyen légitime d'affirmer les droits, venger les torts, présenter les revendications ou vider les disputes[2]. Ainsi, c’est inefficacité d’une définition politique et contemporaine de la violence qui est souligné. Si le terme « légitimité », ou encore « autorité publique » nait avec le « monopole de la violence légitime » de l’état moderne, il convient de recentrer l’analyse sur un autre biais.

Le caractère subversif permet d’affiner cette analyse de la violence car elle introduit le sujet de l’action au cœur de l’étude, comme le démontre Michel Wiervorka en ces termes : « dans toute expérience significative de violence, il existe des dimensions de subjectivité perdue, niée, interdite, maltraitée, cet outil autrement dit place la notion de sujet au cœur de l’analyse sociologique de la violence »[3]. Ainsi, la remarque du sociologue William Ian Miller permet d’éclairer la démarche choisie pour cette étude : « la violence n’est peut-être que ce dont nous accusons l’Autre quand nous contestons ses intérêts »[4]. Ces violences peuvent être analysées comme une tension entre une volonté de dominer l’autre, d’affirmer sa possessio, soit l’expression privilégiée des groupes sociaux composant le monde féodal. Cela invite, de ce fait, à étudier la violence comme une structure sociale à part entière, qui par son prisme, permet d’appréhender les profondes transformations sociales de la période d’essor économique et démographique de l’Occident Chrétien.

 

 

 

Le monde paysan carolingien se caractérise par une distinction nette et précise en les dominés libres et de conditions serviles. La dualité liber/servus tend à s’estomper à partir du X ème siècle. En 1027, le Seigneur de Déals, « donnent » ses hommes libres à un monastère. C’est la substance du terme liber tend à évoluer, à tel point qu’il convient d’utiliser l’expression de gradation de liberté. Ce phénomène d’attachement à la glèbe se manifeste dans la toponymie des paysans. Les sources antérieurs au Xème siècle désignent les paysans par le terme rusticus, ou encore laboratores, c’est-à-dire par la fonction social et économique qu’ils occupent. Après le Xème siècle, la fréquence de ces termes diminuent au profit des termes vilanus – celui qui habite la ville/village – et manentes – celui qui demeure – en lien avec une conception renouvelée des pauperes. Ces termes, bien plus péjoratifs, qualifient les pauperes selon l’attachement à la terre, et donc, selon le degré de soumission aux puissants.

 

L’attachement à la terre est un vecteur essentiel de la domination. En ce sens les pratiques de spatialisation de la domination, s’avèrent être un enjeu central dans le discours et la communication des puissants. Une notice de jugement[5] de 1102 concernant les serfs du monastère de Saint-Arnoul de Crépy-en-Valois illustre ce propos. Cet acte laisse à la memoria, un jugement rendu par la comtesse Adèle, épouse d’Hugues le Grand, vraisemblablement absent. Le document liste de nombreux témoins, à la fois du monastère mais également issu de la familia – qui n’est autre que le frère du roi Philippe Ier de France – du seigneur. La notice relate un événement présenté comme une rébellion de « serfs et serves de Saint-Arnoul » (ligne 2), qui se seraient « opposer » (ligne  2) aux moines. La mention de leur « grand nombre » et d’une « grande agitation » (ligne 3) invite à se représenter l’incident comme un soulèvement impressionant. Le document mentionne le refus de payer la mainmorte et le formariage, en d’autres termes, contre les marques de la servitude.

Il est tout de même possible de nuancer la véracité de ce récit. L’absence des paroles des concernés, tout comme l’absence de potentielles négociations, soulignent bien la raison d’être du document : dénoncer une attaque portée à l’ordre établi. En ce sens, le document ne relate ni la rébellion, ni le potentielles mesures mises en place pour la dissoudre. Pourtant le scripteur déploie une sainte attention à souligner la violence de la revendication. Les termes « s’opposer » et se « rebeller » appuient l’idée que les serfs se « soustrayaient au droit » (ligne 8). La résolution du conflit semble pas s’accorder avec la violence présumée du conflit. Le « jugement », a lieu quelques jours plus tard : les dits contestataires prêtent de nouveaux serments et rentrent « dans le droit chemin ». Il est donc possible de douter – si ce n’est un euphémisme – qu’une véritable « rébellion » et qu’une opposition brutale se soit vraiment manifestée. La notice cache avec soin les éléments qui permettraient d’en douter. Ainsi, le traitement particulier de la violence souligne davantage sa portée subversive au sein d’un système social fondé sur la légitimité.

La littérature et tout particulièrement les romans en prose offrent un accès partiel à ce monde du sensible. Les descriptions d’espace – particulièrement rare – reposent sur un système de valeur dual. Organisé autour du château et des cultures, les valeurs des « gens de bien » ; s’opposent aux surfaces vierge de présence humaine : la forêt, le saltus, gorgés de valeurs associées aux démons. Cette polarité semble être largement diffusé, au regard du nombre d’actions subversives menées dans le saltus. De 1040 à 1150, il n’existe qu’une douzaine de témoignages qui relatent des insurrections paysannes. La plupart de ces récits sont rédigés sur le modèle hagiographique, et relatent la vie vertueuse du puissant assassiné. Ces récits témoignent de la justice immanente de Dieu, soit en glorifiant un seigneur pieux, soit en érigeant sa mort comme un châtiment pour impiété.

Selon l’historien Robert Jacob[5], les conjurations s’organisent selon une trame récurrente – à la manière des rites liturgiques – qui exclut l’imprévu. Il convient de noter trois phases : le consilium (préméditation), le securitas (serment entre les conjurés) et le juramentum (serment qui engage le corps et l’esprit). Le caractère sacré du meurtre ne peut être négligé au regard de sa ritualité, qui exprime dans un unique espace, une rupture réelle et idéelle. Par exemple, la plupart des assassinats sont perpétués pendant des cérémonies religieuses, comme Gérard de Quierzy assassiné à la porte d’une église en 1136[6].

La portée symbolique et revendicatrice de l’assassinat d’un seigneur par ses dominés, s’affirme également au travers de la mutilation des corps. Toutes les chroniques insistent sur l’abondance des plaies et du sang versé. Charles le Bon, en 1127, est assassiné puis amputé du bras droit, ce qui revient à nier le droit de justice du seigneur éminent. L’analyse de Jacob Robert repose sur l’hypothèse[7] d’une rémanence d’origine païenne. Du moins, il ne fait que reprendre littéralement le chroniqueur Galbert de Bruges qui désigne par paganorum et incantatorum[8] les ripailles des assassins sur la sépulture du défunt Charles. Se nourrir sur la tombe du sacrifié, revient à célébrer l’avènement d’un nouveau cycle. En d’autres termes, l’assassinat d’un chef qui ne tenait plus sa fonction d’union, permettrait de retrouver un ordre social pacifié, représenté par la simplicité de cette collation nocturne.

 

Même si l’idée d’une survivance païenne est alléchante, il est nécessaire de ne pas limiter l’analyse du caractère subversif de l’assassinat, à une métaphore du thème mort/renaissance. Même si l’auteur décrit ce rite comme païen, ce procédé reste une entrée courante dans le système dual d’autolégitimation/délégitimation de la rhétorique ecclésiastique. Pourtant, nuancer l’affirmation de J. Robert ne doit pas atténuer la portée subversive de l’acte en lui-même. Le plus souvent, les meurtres et les guet-apens sont perpétrés dans le saltus. Dans cet espace inculte chargé de valeurs négatives associées à la sauvagerie, à la violence ; dans l’ombre du monde de Dieu. La violence symbolique au fondement d’une rébellion est canalisée par un processus de ritualisation de la violence. Le rite acquière ainsi un rôle crucial dans le jeu symbolique de renversement de l’ordre établi. La polarisation des valeurs dans l’espace idéel a été souligné par l’historienne médiéviste Anita Guerreau-Jalabert[9]. La sémantique des romans arthuriens lui permet de livrer une analyse cruciale pour notre développement. Au-delà du clivage ager – saltus, il s’agit de la notion de confront, de limite, qu’il convient d’explorer à travers l’essart.

L’essart est une terre défrichée pour recevoir des cultures temporaires. De ce fait, il occupe une position ambiguë dans la perception de l’espace. À la fois avancée précaire de l’ager dans le saltus, mais aussi lieu de perméabilité entre deux espaces traditionnellement séparé, il s’agit d’une interface entre deux mondes que tout oppose. Le roman Yvain permet de mettre en lumière cette connotation lié au caractère transitoire comme aux vers 3344-3348 : « vit un lyon, en un essart, / et un serpant qui le tenoit / par la coe, et si li ardoit / trestoz les rains de flame ardant ». Plus éloquent encore, la présence d’un vilain dépeint comme une bête exclus des créatures de Dieu vers 708-709 : « puis verra les tors et l’essart / et le grant vilain qui le garde », puis vers 793-799 « si vit les tors et le vilain / qui la voie lui anseingna ; / mes plus de cent foiz se seingna / de la mervoille que il ot, / comant Nature feire sot / oevre si leide et si vilainne ». Rien de tel qu’un espace trahissant sa sauvagerie et ses vils instincts pour libérer des pulsions meurtrières. Arnoul, comte de Guines[10], est assassiné dans un guet-apens tendu par ses tenanciers en 1140. Il est égorgé, mutilé, avant d’être laissé pour mort, près du chemin qui devait le mener à l’église. Une autre chronique, celle de Galbert de Marchiennes, témoigne de la célébration du meurtre de Dodon, petit miles proche de la communauté paysanne, par Gountard en 1093[11]. Le chroniqueur fait état d’une scène de liesse populaire, avant de préciser qu’il est encore salué comme un héros pour son « acte inouï »[12].

Les dominés semblent pouvoir adhérer à un tel bouleversement de l’ordre établi. L’assassinat ancre dans l’imaginaire collectif une limite tacite à la quantité de violence symbolique acceptée par les dominés. La mémoire du meurtre, conservée par les protagonistes, se diffusent progressivement à l’ensemble du bourg. Le meurtre d’un noble a sans doute offusqué plus d’un seigneur, pourtant il se dépose comme un voile, qui sans recouvrir, donne à cette mémoire collective, une texture nouvelle. De telles manifestations de violence semblent lié à un autre facteur, moins étudié, qui est celui de la temporalité. Comme le remarque R. Jacob : « Les assassins […] frappaient autant que possible les jours des fêtes religieuses ou dans les temps consacrés »[13]. Le nombre de meurtres perpétrés lors de fêtes religieuses est particulièrement important : Charles le Bon est tué pendant le carême[14], Arnoul lors de la Saint-Innocent[15], le vidame Foulques pendant la saint Géry[16]. Frapper pendant une célébration religieuse, ajoute au caractère subversif, un aspect mystique et publicitaire non négligeable. Cela explique partiellement la rareté des agressions « spontanées », mais souligne surtout la part chronologique et évènementielle d’un tel geste. Si le temps est perçu comme circulaire et immuable, le passage entre les différentes temporalités est rythmé par ces fêtes. En ce sens, il est possible d’avancer qu’un assassinat perpétré contre un puissant pendant une fête religieuse, permet de faire se superposer le caractère subversif d’un tel geste et la rupture temporelle qu’il représente.

 

 

         La ritualisation de ces agressions permet de projeter une part de la  violence symbolique que la communauté ne peut plus surmonter. Ce procédé est normée, dans sa préméditation, dans sa réalisation, mais également dans sa publicité. Les tensions qui parcourent la société médiévale semblent s’évacuer par différentes soupapes. Sans évoquer l’assassinat et le règlement de compte, il semble que la violence soit à la base de nombreuse interactions sociales. La forte ritualisation qui entoure chaque éruption de violence, souligne bien un antagonisme profond avec l’idée du seigneur omnipotent. Si la relation et le rapport de force peuvent-être déséquilibrés, ces derniers ne restent pas moins multilatérales. En ce sens, la compréhension de la société médiévale apparaît comme suspendu à un tel renouveau historiographique. Au seigneur-pirate, il convient d’opposer une nouvelle analyse de la fonction seigneuriale. A la fois comme rôle social et comme habitus, le seigneur ne peut être dissocier de ses dominés ; à tel point que la concurrence entre les seigneurs se fait au profit de ces derniers. Ainsi, la violence peut être analysée comme une structure sociale à part entière : à la fois creuset d’un rapport de force ambivalent, mais aussi comme support de l’expression d’un habitus ancré dans des traditions puissantes. Seul le registre de la subversivité permet de décrire un événement considéré comme violent. A une analyse marxiste des rapports sociaux, l’étude de la violence permet de réintégrer l’individualité, une subjectivité perdue qui manque cruellement pour éclairer des sociétés stéréotypés par les historiens eux-mêmes.

 

 

[1]   Charles Fourrier, Théorie de l’unité universelle, 1822

[2] White Stephen D. Repenser la violence : de 2000 à 1000. Médiévales, n°37, 1999. L'an mil en 2000, sous la direction de Monique Bourin et Barbara H. Rosenwein. p. 102

[3] Wieviorka Michel. La violence à la lumière de la notion de sujet. Hommes et Migrations, n°1227, Septembre-octobre 2000. Violences, mythes et réalités. p. 5-15

[4] W. I. Miller, « Getting a Fix on Violence », dans Id., Humiliation and Other Essays on Honor, Social Discomfort, and Violence, Ithaca, N. Y., p. 53-92, 77

[5]   Jacob Robert. Le meurtre du seigneur dans la société féodale. La mémoire, le rite, la fonction. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 45ᵉ année, N. 2, 1990. p°253

[6]   Gesta Liethardi episcopi Cameracensis 3-5 MGH SS XIV, p° 225-226

[7]   Jacob Robert. Le meurtre du seigneur dans la société féodale. La mémoire, le rite, la fonction. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, N. 2, 1990. p°255-256

[8] Galbert de Bruges, De multro traditione et uccisione gloriosi rali comitis Flandriaruin, H. Pirenne édition, Histoire du meurtre de Charles le Bon comte de Flandre (1127-1128) par Galbert de Bruges, Paris 1891, p°135

[9] L’essart comme figure de la subversion dans l’ordre spatial dans les romans arthuriens, Campagnes médiévales : l’homme et son espace, études offertes à Robert Fossier, travaux réunis par E. Marnet, Paris, Publication de la Sorbonne, 1995

[10] Lambert d’Ardres, Chronica comitum Ghisnensiiim, 54-135-136, MGH SS XXIV p°588 et p°628-630

[11] Galbert de Marchiennes, Miracula Sanctae Rictrudis, p°105-138

[12] Galbert de Marchiennes, Miracula Sanctae Rictrudis, p°134

[13] Jacob Robert. Le meurtre du seigneur dans la société féodale. La mémoire, le rite, la fonction. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 45ᵉ année, N. 2, 1990. p°254

[14] Galbert de Bruges, De multro traditione et uccisione gloriosi rali comitis Flandriaruin, H. Pirenne édition, Histoire du meurtre de Charles le Bon comte de Flandre (1127-1128) par Galbert de Bruges, Paris 1891, p°135

[15] Lambert d’Ardres, Chronica comitum Ghisnensiiim, 54-135-136, MGH SS XXIV p°588 et p°628-630

[16] Lambert de Wattrelos, Annales Cameracenses, MGH SS, XVI, 510 

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