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Les mystères d’Apollon


Sanctuaire d'Apollon à Delphes.



Je souhaiterais ici commenter un Essai passionnant de George Orwell sur le langage qui délivre un avertissement intemporel. Certains sont toujours valides tandis que d’autres sont à compléter avec l’appauvrissement du langage. Quand Orwell écrit, les politiciens et écrivains écrivent de manière trop complexe. Aujourd’hui, ils s’expriment trop trivialement.

La critique d’Orwell sur les métaphores mortes est plus que jamais d’actualité. Dans notre langage quotidien nous utilisons souvent des expressions dont nous avons oublié l’origine et qui n’évoquent plus rien pour nous. “There is a huge dump of worn-out metaphors which have lost all evocative power and are merely used because they save people the trouble of inventing phrases for themselves.“ écrit Orwell. Il suffit de penser à “donner sa langue au chat“, “mettre sa main au feu“, “se tenir à carreau“ pour s’en convaincre. Qui peut expliquer ce que veulent dire ces expressions et en retracer l’origine exacte ou mieux, qui peut se targuer d’avoir une relation intime à celles-ci? Il devait paraître tout naturel à un soldat du moyen âge de s’écarter du combat pour ne pas éviter d’être touché par un carreau d’arbalète et de dire “je me tiens à carreau“ mais peut-on en dire de même? Quand bien même ce ne serait pas l’exacte origine de cette expression, cela témoigne combien nous sommes incapables de nous identifier à elle. Elle a perdu tout son sens imagé. Gardons-nous donc d’employer ces expressions à tout-va et disons sobrement “je me méfie“ dans ce dernier cas.

Ce qu’Orwell appelle “pretentious diction“ est aussi un piège dans lequel nous tombons tous et moi le premier. Par exemple, quand nous employons le mot ‘efficace’, nous donnons un air douteux d’impartialité à notre propos. Quand un politicien dit “cette mesure sera efficace“, il vernit son discours de technicité alors que son propos est enrobé d’un flou sémantique. J’apprécie à cet égard l’Enatronic de Christian Féron qui caricature les discours technocratiques. Les mots “processus“, “finalité“, “exigences“, “conformité“, “impératif“, “nécessité“ reviennent souvent et témoignent de cette tendance du discours politique à revêtir une couche de scientificité pour masquer son intention réelle. On “optimise“, “rationalise“ des “processus“ pour “remplir des exigences“. Dans ce genre d’expressions, le langage perd toute valeur et tourne à vide. On parle pour parler, exprime pour exprimer, en d’autres termes, le langage est autoréférentiel. Pour briser cette illusion de sens, il faut revenir à la source de ces mots en apparence neutres. On s’aperçoit alors qu’ils cachent une idéologie, un rapport au monde dans lequel il s’agit de contrôler ce qui est sans ménagement. Il faut donc se garder à tout prix d’employer ces procédés et faire remonter le sens à la surface du langage.

Dans la même veine, Orwell dénonce les “meaningless words“ que l’on pourrait traduire comme les “mots vides“. Ce sont des mots qui ne veulent tout et rien dire à la fois. Ils permettent au locuteur de se retirer de toute controverse derrière un mot supposément compris par tous. Tel sont les statuts malheureux des mots “démocratie“, “liberté“, “égalité“, “progrès“, “justice“. S’ils ont des barrières sémantiques - on ne peut bien évidemment pas substituer ces mots avec tous les mots du langage - il n’en reste pas moins que leur signification est suffisamment vague pour convenir à tous. Je ne dis pas qu’il ne faille pas les employer - nous ne pouvons faire sans - mais qu’il faut à tout prix préciser l’intention adossé à leur usage. De manière générale, l’emploi non- réfléchi de ces mots témoigne d’une paresse intellectuelle de la part du locuteur. Soyons donc conscients de ces biais et arrachons le langage à cette supposée précompréhension. Le langage est une bataille sans cesse renouvelée et un mot n’est jamais stabilisé.

Je vais traduire ici l’exemple célèbre d’Orwell sur les possibles conséquences d’un tel langage.

Il cite un célèbre passage de l’Ecclesiaste :


J’ai tourné mes pensées ailleurs, et j’ai vu que sous le soleil le prix de la course n’est point pour ceux qui sont les plus rapides, ni la guerre pour les plus vaillants, ni le pain pour les plus sages, ni les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour les meilleurs ouvriers ; mais que tout se fait par rencontre et à l’aventure.


Un journaliste ou un politicien pourrait garder le sens de ce passage mais par l’accumulation de mots vides le transformer en ceci :


L’analyse objective des phénomènes contemporains nous force à conclure que le succès ou l’échec dans les activités compétitives n’affiche aucune tendance à être identifiable à des capacités innées mais qu’une partie considérable d’imprévisibilité doit être invariablement pris en compte.


Bien que caricaturale, cette description du langage reflète malheureusement ce que bon nombre de politiques ou de chefs d’entreprise s’évertuent à faire. Sous un verbiage abscons, ils dissimulent l’étincelle du sens et recouvrent toute intelligibilité. Comme l’écrit Orwell, ces assemblages de mots sont souvent utilisés du fait qu’ils sont pratiques et faciles à transporter. Ce prêt-porter verbal nous empêche de nous concentrer sur l’harmonie et le rythme de nos phrases puisqu’elles sont pré-arrangées de sorte qu’elles sonnent de manière plus ou moins mélodieuse. Pourtant, cela conduit à polir le langage politique et à exclure toute tentative poétique ou visuelle. Le public s’habitue malheureusement à entendre ces formules et croit qu’il est essentiel à l’expression politique. En retour, le politique continue son jeu de Lego en toute impunité. Le langage se sépare de l’interlocuteur et devient cette chose objective que l’on peut découper en morceaux comme le montre l’Enatronic. Notons au passage que cette art de la phraséologie est propre à la gauche dont je fais partie intégrante. Combien de fois n’ai-je pas entendu de formules “jargonnantes“ qui recouvraient plus qu’elles n’ouvraient à un sens clair et distinct? Que d’obscurité dans tous ces termes que l’on explique rarement! Nous aussi nous sommes victimes du prêt-à-porter conceptuel. Nous avons transporté avec nous toutes ces notions marxistes de ‘classe’, ‘bourgeoisie’, ‘capital’ en ne les comprenant que rarement. La gauche a perdu la relation primaire et originaire aux mots qu’elle emploie. C’est pourquoi il faudra soit soit retourner à l’originaire, soit et c’est certainement pour le mieux, abandonner ces catégories conceptuelles pour en créer de nouvelles avec un lien authentique à ce qui est.

Evidemment, ceci n’est qu’un visage des risques actuels et l’autre face, supportée récemment par les figures populistes ou par la tendance à la rationalisation, est cette tendance à simplifier et couper le langage. C’est à mon avis un bien plus grand danger que l’emploi de phrases alambiquées bien qu’elle se fonde sur les mêmes attributs. La simplification du langage emploie aussi le prêt-à-porter et les mots vides mais les utilise dans des combinaisons plus courtes et c’est là le danger. Les populistes ont compris l’air du temps qui consiste à exprimer ce qui est par des mots soit-disant concrets et efficaces. Dans une longue phrase comme celle traduite ci-dessus, il est facile pour un auditeur de s’apercevoir de la supercherie et d’appeler à la trahison verbale. Néanmoins, quand ces mêmes stratégies sont séparées, l’illusion est imperceptible comme un poison dilué.

Prenons par exemple le phénomène le plus courant en France: l’utilisation d’anglicismes. Lorsqu’un collaborateur écrit “Je te forward un email asap“, il illustre cette fâcheuse tendance à prendre pour acquis le langage. Pour ce collaborateur, le langage c’est un outil et il faut employer la formule la plus efficace. Il tombe dans le même piège que dénonce Orwell à propos des “métaphores esseulées“ ou bien du prêt-à-porter. On ne choisit plus nos mots, ils choisissent pour nous. On s’assied en amphithéâtre de Marketing, on les apprend puis on les applique comme s’ils étaient naturels. Une dépression mentale devient un “burnout“, quelqu’un de surmené devient “overbooké“, un individu créatif devient “disruptif“. En soi, il n’y a aucun mal à utiliser et importer des mots d’autres langues. Après tout, le français n’est qu’une potion de latin, de grec et bien d’autres langages. Le problème n’est pas là. Il s’agit plutôt de dénoncer l’absence de sève dans ces mots. Un mot doit toujours être riche en vitalité, il doit être ce fruit mûr dans un jardin d’été. Pourtant, lorsque nous utilisons ces nouveaux anglicismes, ils n’ont comme objectif que de tailler la langue. Prenons l’exemple du mot “disruptif“ devenu populaire ces derniers temps. Si l’on s’en tient à son usage, il désigne quelqu’un qui bouleverse les habitudes et les cadres établis. Mais quoi de plus vague que cette définition? S’il est concis en ce qu’il évite de dire “provoque des transformations radicales“, son champ d’application n’est pas précis. Il est en passe de devenir un mot vide dont le sens n’est pas appréhendé avec certitude. Est ce que l’on peut appliquer le prédicat de la même manière à l’artiste et à un chef d’entreprise? Le peintre, le musicien sont-ils “disruptifs“? Pourquoi ne pas tout simplement dire qu’ils innovent ou qu’ils sont créatifs? Ce mot est de plus en plus appliqué par sa soi-disante clarté - on y voit l’idée d’une transformation rapide - et risque d’être attribuée à presque tout ce qui induit une modification. Le populiste fait la même chose quand il traîne partout avec lui les mots “peuple“, “identité“, “nation“ en se gardant de les définir. Sa rhétorique se veut simple et sans fioritures. En d’autres termes, cette vision considère le langage comme un outil que l’on peut manipuler et qui est soumis à notre volonté.

J’entends mon lecteur grommeler et se demander pourquoi il serait négatif de “faire simple“. Je lui répondrai de deux manières. Tout d’abord, la concision n’est que rarement corrélée à la précision. Un terme anglais ne doit être employé que s’il fait parfaitement sens en contexte et qu’il résulte d’un choix mûri et non d’une application automatique. Celui qui emploie le mot “brainstorming“ doit être sûr qu’en cet instant précis il n’avait pas d’autre recours et qu’en ce contexte il s’agissait du choix le plus juste aussi bien pour lui que pour son audience. Force est de constater que cela est rarement le cas et que cette délibération n’est pas la norme commune. Les collaborateurs en entreprise ou les politiciens sont alors souvent d’une uniformité sans éclat du fait de l’usage réitéré des mêmes formules. Leur personnalité s’efface au profit de ses expressions impersonnelles chargées de penser pour eux.

Deuxièmement, il est peut être louable de simplifier les processus en entreprise mais il ne faut pas oublier qu’un langage n’est jamais neutre. Il est élastique, visqueux et tâche tous les aspects de notre vie. Il est trop naïf de croire que quelqu’un qui s’habitue à penser “court“ en entreprise peut en rentrant chez lui ouvrir du Marcel Proust sans rencontrer de difficultés. Lorsque la pensée s’habitue à penser concis, elle ne peut digérer que du concis. Elle reçoit alors bien plus facilement les signaux immédiat, le concret, ce qui n’est pas crypté et se délecte de plaisirs à compréhension immédiate. Au placard le Stendhal, regardez les Anges! Les conséquences de la concision du langage sont bien plus profondes que l’on ne le croit: c’est tout l’esprit qui est en affecté et en retour, c'est le rapport au monde qui s'appauvrit.

Entériner la simplicité, c’est conclure que le langage se réduit à son aspect communicatif. Mais si le langage n’avait qu’un aspect utilitaire et communicatif, alors pourquoi ne pas employer des symboles mathématiques? Pourquoi ne pas élaborer une langue universelle? On apprend les langues aux enfants en leur inculquant l’idée qu’elles n’ont de fonction que communicative. Un élève apprend l’allemand, et l’espagnol pour pouvoir s’exprimer. Ce faisant, il réduit la langue à sa fonction la plus basique, à son élément le plus trivial. J’ai toujours un pincement au coeur quand à Berkeley les Computer Science major dénigrent l’anglais et le réduisent à un assemblage de formules qu’il suffit d’apprendre. Même quand un Français apprend l’anglais, il le voit comme ce qui lui permet de s’insérer dans un environnement professionnel et non comme un domaine en soi.

Et pourtant, la langue est bien plus qu’un outil. Elle est ce qui nous relie à un monde et à un passé, elle nous ancre dans une communauté partagée de sens. Plus un langage est riche, plus sa communauté a de profondeur spirituelle. Comme la force d’un peintre est de savoir jouer avec les couleurs, la beauté du langage est son insaisissable renouvellement d’images. Un langage réduit à quelques mots, c’est un langage pauvre en vie. Sa vitalité est abandonnée au profit de l’efficacité comme un peintre qui ne disposerait que d’un cercle chromatique limité. Voilà pourquoi il faut nous en tenir à une forme de langage plus raffinée et tenir nos positions. Par exemple, l’argot est une belle résistance puisqu’il produit en permanence une foule de nouvelle images, de métaphores liées à l’environnement immédiat. Elles ne mentent jamais puisqu’elles sont reliées au “sol“ même qui les a produit. Il est frappant de voir chez Proust les nobles aristocrates employer des expressions argotiques comme s’ils cherchaient à se donner un semblant de vitalité. Notons aussi que contrairement à ce que l’on pourrait croire, celui qui maîtrise à merveille les mots est capable de s’individualiser au plus haut point. Il peint avec les mots et crée des contours de personnalité plus précis que ceux qui s’abandonnent au prêt-à- porter intellectuel. Il atteint un rapport d’autant plus authentique qu’il sait que la langue était et sera toujours le maître de son être. Tout ce qu’il se propose de faire est de ménager un espace de liberté en frottant les mots comme des silex pour en faire jaillir une étincelle de vie. Il a des notions solides en étymologie, s’intéresse aux autres langages et lit beaucoup pour comprendre toute l’insaisissabilité du langage. Je n’ai jamais admiré politiquement Mr. Mitterrand et pourtant, quand il s’agit de son expression orale, je ne cesse de m’ébahir devant la justesse et le choix de ses mots. On sent toute l’expérience accumulée et la longue confrontation avec les mots qu’il a pratiqué. Lisons donc de la poésie, de la littérature, cultivons cette recherche perpétuelle des rapports cachés entre les mots et les images, faisons jaillir l’intensité de la vie; mais par pitié, ne nous laissons pas mourir!


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