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De la France et des Américains

Edward Hopper, Nighthawks, 1942 (The Art Institute of Chicago, Friends of American Art Collection)

"Je fais partie des gens chez qui l’amour de la France n’a d’égale que leur allergie au français individuel"

Régis Debray

Ce n’est pas toujours facile de parler de soi et a fortiori, des autres. Pourtant, certaines polémiques récentes me poussent à prendre la parole. Mon expérience, malgré ses limites évidentes me permet de tenter d’esquisser un visage de ce pays fascinant : les Etats-Unis. Nous avons souvent, nous Français, cette image de l’Américain comme cet individu un peu grossier, aux habitudes gastronomiques douteuses, vêtu de couleurs peu concordantes et qui pour tout haut de forme aborde fièrement sa casquette rabattue sur un visage légèrement bouffi. Il s’en faut peu pour qu’il n’ait pas, caché dans son sac ou dans son short, un drapeau américain qu’il agitera avec fierté. Cette conception, modelée par la production cinématographique massive semble être tenue pour un fait indétrônable et la conclusion paraît inévitable : il n’y aurait rien à prendre chez ce peuple.


Depuis notre perchoir millénaire, nous observons avec mépris cette culture gesticulante et médiocre qui ne serait que paillettes et vernis de surface. Dès qu’on lui parle de la gloire de l’Oncle Sam, le coq français agite ses vieilles plumes et s’égosille à n’en plus pouvoir. Lui, le gardien des lettres, l’annonciateur de l’égalité exècre les ambitions vaines et éphémères de ces transhumains jamais rassasiés d’innovation. Il pleure avec nostalgie l’époque où la France inondait le monde de ses rayons culturels et littéraires, quand Louis XIV, depuis sa galerie flamboyante pouvait s’écrier « Nec Pluribus Impar », quand Voltaire, Diderot et d’Alembert avaient réussi la prouesse de réunir le savoir universel, quand au tournant du XXe siècle, elle aveugle l’Europe de sa puissance à l’exposition universelle de 1900, quand durant les 30 glorieuses, le général de Gaulle imposait au monde la marque française ; c’est tout cela, et bien d’autres choses qu’il ressasse avec dépit. Alors forcément, quand il voit l’aigle flamboyant, ses vieux réflexes le tourmentent et l’amènent à rejeter dans un baroud d’honneur ce qui ne lui appartient pas. Il se replie dans le parfum de l’habitude, admirant les restes du passé. Pourtant malgré toutes ses tares - et elles sont nombreuses - l’Amérique devrait nous inspirer à quelques égards. Certes, l’élection de Donald Trump, la routine des fusillades, l’ombre de l’individualisme, le racisme structurel, les écarts sociaux grandissant ne peuvent que nourrir de la défiance. Mais cela ne doit pas nous conduire à nous détourner de ceux qui pourraient bien être les fers de lance du monde à venir.


Imaginez par vous-même : un monde combinant la sagesse de la France avec la puissance d’influence des Etats-Unis, un monde où les normes sociales et environnementales seraient appliquées dans le monde entier, un monde où l’Afrique, fière et indépendante serait libérée des entraves du libéralisme pour affirmer avec force ses capacités, un monde où la dignité des hommes serait respectée, un monde où tous les enfants iraient à l’école plutôt qu’à la guerre, où hommes et femmes siègeraient à la table de l’égalité, où les roses fleuriraient là où jadis s’élevaient des centrales nucléaires, où dans l’Océan nageraient des dauphins plutôt que des sacs plastiques, des bancs de poissons plutôt que du pétrole, où les machines viendraient plutôt planter que déraciner des arbres en Amazonie et où tous nos cauchemars, nos guerres, nos trahisons, nos traces de pulsions destructrices ne seraient plus qu’un vague souvenir sur la plage du temps…


Pour que tout cela advienne, il nous faudra regarder l’Américain d’un œil nouveau. Notre culture est loin d’être parfaite et cela doit nous inviter à une plus grande modestie. Trop souvent j’ai pu observer, dans les universités américaines, le français s’asseoir seul avec son orgueil pour ne pas avoir à dénaturer sa pureté. Faudra-t-il lui rappeler que lui non plus n’est pas exempt de critiques ? Que son entêtement à ne parler aucune langue, à maudire tout ce qui lui est étranger, à ne jamais confronter ses connaissances lui nuit plus qu’il ne lui sert ? Oui, le français est aussi un être détestable quand il combine toutes ces caractéristiques. Pour cause, je n’ai jamais autant haï le français qu’à l’étranger. Comment en effet médire des américains quand on ne connaît pas soi-même sa propre culture ou que l’on s’exprime dans un anglais ferrailleur ? Je partage plus avec l’étudiant américain en lettres que l’ingénieur français imbu de sa position, dédaigneux de l’histoire et des arts. Ces dernières années, les américains ont plus fait en histoire antique et en philosophie que les français en 20 ans, deux spécialités pourtant nôtres. L’Académisme américain regorge de vitalité, offre plus de liberté et n’étouffe pas sous un conformisme poussiéreux. Quand cessera-t-on de ne voir les américains qu’à travers le prisme de nos croyances ? L’Américain du Texas, amoureux de ses armes et de son ranch me touche parfois plus par sa franche naïveté que le français enfermé dans sa noirceur ambiante. Je ne décolère pas contre mon peuple quand j’assiste à des scènes comme celle que j’ai vécue dans mon entreprise. Cela fait maintenant trois semaines que j’observe Mason, américain d’une quarantaine d’année, déjeuner seul avec son sandwich à la main. Personne ne lui parle et certains collaborateurs vont même jusqu’à le mettre à l’écart dans les projets. Employé au même titre que les autres, il reste pourtant l’étranger du département. S’ils connaissaient mieux Mason, ils verraient en lui l’homme au grand cœur, par-delà les clichés, un bon vivant souriant et accueillant. Il n’est pas le seul dans son cas, partout et même chez eux, les français ont cette appréhension presque viscérale de l’américain. Leur accueil est pourtant sans commune mesure avec le nôtre. Dans tous les lieux où je suis passé, je n’ai senti que de la bienveillance à mon égard et surtout, une curiosité sur mes projets en tant qu’individu. Le sourire est bien quelque chose qui nous manque, incapables que nous sommes d’élever nos paroles au-dessus du morose.


S’ils exagèrent parfois, il y a bien une chose que l’on ne peut reprocher aux américains: leur optimisme permanent. Les professeurs sont disponibles, ouverts et invitent les étudiants à s’exprimer. Ironie de l’histoire : le français se pense indépendant d’esprit mais a toujours reçu son savoir de manière verticale. Qui peut encore prétendre à l’originalité de pensée quand il assiste à des cours de 500 personnes sans pouvoir répondre ? C’est une hérésie de française de croire que nos idées sont plus indépendantes. J’en veux pour preuve l’absence presque totale de Gender studies en France, du moins comparée à leur pendant outre-atlantique. D’autant plus que ses fameux « intellectuels », néologisme pompeux entièrement français, sont désormais les Zemmour, Finkielkraut, Houellebecq et autres conservateurs. Ils sont bien loin les temps de la French Theory que les Américains nous envient. Et si ce sont les frères lumières qui ont inventé le cinéma, cela fait bien longtemps que leur art ne nous appartient plus...


Ne nous flattons donc pas de notre université, elle que l’on méprise en permanence, que l’on maltraite en sous-payant ses professeurs tandis que l’on chérit leurs pairs en classe préparatoire. Bergson Foucault, Derrida se contentaient-ils d’être assis devant 30 post-adolescents ? L’on demande à nos professeurs d’être agrégés pour pouvoir par la suite produire du savoir mais a-t-on déjà déjà vu une pareille absurdité ? Que la France ne se vante pas de sa culture car cela fait bien longtemps qu’elle n’est pas capable de la faire évoluer. Elle se vante de son égalité alors qu’en 2018, pour avoir le droit d’être français, il faut gagner une coupe du monde ou bien escalader un immeuble. Qu’il est loin le « plébiscite de tous les jours » qu’évoque Renan ! De même, si l’on s’extasie de sa liberté, qu’elle n’oublie pas que l’état d’urgence est presque permanent et que l’on menace d’enfermer certains humoristes. Enfin, il est singulier qu’elle fasse au monde des leçons de fraternité quand elle refuse d’accueillir certains bateaux de réfugiés en péril. Finalement, quand Sudhir Hazareesingh décrit la France comme un pays « qui aime les idées », il a entièrement raison, peut-être même trop. Le français aime plus l’image qu’il se fait lui-même que son pays tel quel. Narcisse moderne, il vit comme le Socrate d’Aristophane à contempler les nuages. Mais alors comment peut-il dire à son voisin « Laisse-moi ôter une paille de ton œil » quand il a une poutre dans le sien ?


Il est temps pour nous, si nous souhaitons à nouveau conduire le char des nations, de montrer l’exemple par notre probité morale et intellectuelle. Embrassons les hommes en chair plutôt que les idées abstraites. Notre combat sera difficile : il nous faudra engager de nouvelles batailles, réveiller le murmure de la lumière, dépasser nos peurs du changement. C’est à chacun, et non pas à un seul homme de préparer le terrain. Ainsi que le dit Jaccottet : « C’est d’avoir vu si près de moi, Si souveraines, toutes ces choses dont je n’ignore pas l’inconsistance : arbres, rochers, marées, que j’ai tiré la force de répondre à cette plainte, d’opposer à la mer illimitée des plaintes un seul baiser, une aile, une plume, un peu de paille... »


​ L’avenir n’appartient pas à une nation mais à un consortium de pays. Je rêve d’une alliance qui combinerait les progressistes du monde entier sous la même étoile. Un jour, les Etats-Unis et la France seront comme deux frères, le plus vieux corrigeant le nouveau et le plus jeune infusant son dynamisme au plus vieux. Le coq patient est du matin, il veille sur l’aube qui se prépare tandis l’aigle rayonne dans le ciel au zénith. Ce sont de ces deux forces antagonistes que naîtra le monde de demain, entre la berge et le courant, entre l’éclair et l’éternité…


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