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Maladies technologiques, maladies chroniques











Avertissement: Cela fait bien longtemps que je souhaitais écrire un texte sur les réseaux sociaux mais je n’en n’avais ni le temps, ni la force. Quelle légitimité ai-je, moi qui ai participé et suis toujours engagé dans ces mêmes processus que je dénonce ? Ne suis-je pas moi aussi coupable du système mimétique? Toutes ces questions sont légitimes et je demande à mon lecteur fantôme de me pardonner mes égarements et mes incohérences.



Il faut remarquer tout d’abord qu’il n’y a pas une seule “image“ qui soit authentique sur ces réseaux. Souvent, les postants - ceux qui mettent du contenu en ligne - s’évertuent à proposer un contenu de qualité. Pourtant, la nature de ces images est plus que douteuse. Nul ne doute qu’il ne s’agit pas de simples reflets de la réalité. Jamais un postant ne s’aviserait de prendre une photo instantanément et de la proposer immédiatement sur le réseau. Il y a toujours un travail intentionnel au moment de la prise ou au moment de la fameuse “retouche“. Néanmoins, il semble que l’on ne puisse attribuer à ce contenu le statut d’oeuvre d’art. Notre intuition se refuse tout naturellement à considérer ces millions de clichés comme d’authentiques productions artistiques et ceci tient à une simple caractéristique: ils ne sont pas indépendants. Pour qu’une oeuvre d’art soit qualifiée comme telle, il faut qu’elle remplisse cette condition essentielle d’absence de finalité reconnue. La nature des images - appelons-là pictorialité - se situe donc dans un entre-deux étrange.Comment caractériser l'image sur Instagram? Dans quelle mesure est-elle libre et conduit-elle à l'émancipation de l'individu? Pour répondre à ces questions, je voudrais essayer d’esquisser une distinction entre quatre types de pictorialité: l’image-illustration, l’image-partage, l’image-théâtre et l’image artistique. Bien évidemment, il ne s’agit ici que d’un essai et je n’ai aucune prétention à établir une ontologie de l’image.

Nous pourrions considérer en premier lieu le modèle de “l’image-illustration“. Il ne s’agit que d’une photographie qui représente un contenu avec presque peu ou pas de médiation comme dans les journaux. La photo en couverture d’un journal d’information, d’un journal de mode, d’un site ou d’un blog, malgré l’évident choix éditorial, n’a pour but que d’illustrer la réalité. La valeur de l’image en soi est pauvre et c’est son contenu que l’on perçoit à travers elle. L’intention de la photographie est importante mais l’auteur s’efface bien souvent devant ce qui est représenté. On perçoit le président de la république sur la couverture et non le média ou le photographe. Elle partage néanmoins un trait avec le troisième modèle en ce que son destinataire est un public anonyme et théoriquement infini. Je ne m’intéresserai pas à ce type quoiqu’elle partage de nombreux traits avec le troisième modèle.

Dans un second temps, nous pourrions considérer une pictorialité avec un objectif plus restreint. Dans ce type, la photo n’a pas toujours pas de valeur indépendamment du contenu bien qu’elle reflète une forme de présence intentionnelle. C’est par exemple la photo de famille traditionnelle où chacun s’efforce de paraître sous son meilleur jour et où le photographe représente plus qu’une simple réalité: il souhaite dévoiler la famille dans son meilleur aspect. Ce type d’image est par ailleurs restreint dans sa portée réceptive et est généralement confinée à des cercles d’amis ou de proches. C'est ce que le différencie du premier modèle et de celui qui suit. Par exemple, on montre ces photos à l’occasion d’un dîner, d’une réunion entre camarades et elles ancrent un groupe ou une communauté dans une mémoire commune. L’image existe pour autrui et seulement pour être partagée. Appelons cette forme “l’image-partage“.

Une troisième forme plus subtile est ce que l’on pourrait comprendre comme “l’image-théâtre“. Elle diffère du second modèle en ce que (1) sa portée réceptive est bien plus grande et (2) qu’elle n’ancre pas la communauté dans une mémoire. Dans ce modèle, c’est le Moi qui devient l’objet à historiciser. Instagram reflète parfaitement ce modèle d’image d’un Moi mécanique qui se met en scène. Notons que ce modèle s’applique tout aussi bien à d’autres réseaux sociaux impliquant le partage d’images. Développons les deux éléments ci-dessus plus en détail. Premièrement, la portée réceptive d’une photo Instagram est théoriquement illimitée. Comme dans l’image-miroir du journal, le postant n’a aucun contrôle sur le récepteur. Même lorsque le compte est privé, du moins à ce jour, il n’est pas possible de savoir quel individu et à quel instant a consulté une photo. C’est en sens qu’Instagram - contrairement à ce que l’on affirme - rompt avec le second modèle de “l’image-partage“. Le récepteur est complètement anonymisé. On pourrait alors répondre à cette remarque qu’il en va de même avec les oeuvres d’art laissées au bon vouloir des marchands d’art ou du public anonyme. Les photos instagram ne sont pas plus dépendantes que celles d’artistes qui s’exposent au jugement de leur public dans un marché ou une galerie. Certes, mais cette objection omet un élément fondamental. Lorsque l’artiste prend un cliché, il est intégralement absorbé dans son expérience et est engagé dans un processus actif avec l’objet qu’il cherche à dévoiler. Il cherche la brèche qui lui permettra de capturer d’un coup de maître le conflit essentiel dans ce qu’il aperçoit. De son côté, le postant d’Instagram n’a absolument rien de tel à l’esprit. Quand il prend son cliché, il le lie à la possibilité future d’une mise en ligne. L’attitude vis-à-vis de l’objet est systématiquement aliénée par ces considérations hypothétiques et l’objet n’existe que sous le prisme d’un moi hautement subjectif.

Ainsi, deux contraintes pèsent sur le postant d’Instagram. Il est dépendant d’un public anonyme et son intention n’est jamais authentique. L’image-théâtre en ce sens n’existe jamais pour elle-même car son contenu est toujours médié par d’autres considérations. Ce public anonyme existe en permanence dans l’esprit du postant et contraint sa relation à l’étant. Plus encore, le postant est victime de la tyrannie du goût. L’artiste peut se consoler en se rappelant qu’il peut travailler pour la postérité ou que son oeuvre dépasse le simple jugement esthétique. Pour lui, l’oeuvre d’art est bien plus qu’un stimulus pour l’affect. Ce qu’il vise n’est pas toujours le beau ou le plaisant mais parfois la dénonciation ou la provocation. Il n’en va pas de même pour l’image-théâtre qui est constamment soumise au regard du public anonyme, constamment jugée, constamment reniée. Cette liberté que nous vantent tant les postants n’est qu’une illusion. L’image-théâtre n’est jamais au repos car son sens est toujours interprété à la lumière des affects personnels. Elle n’existe que pour plaire et toucher. Chaque geste est examiné à la lumière de la convention, chaque posture sous l’oeil vigilant des différentes modes. Le postant est prisonnier avant même toute tentative, c’est à la racine que son projet est gangréné. Quoiqu’il arrive, et même s’il pense être hors-cadre, la valeur de son cliché n’existera qu’en tant qu’elle est perçue. Un cliché non publié, c’est une image sans valeur. S’il n’a pas été produit dans les conditions adéquates, il est fort probable qu’il soit supprimé. L’oeuvre d’art de son côté, même ratée, reflète une intention pure de l’artiste. Aucune oeuvre artistique n’est sans valeur et l’on conserve même les oeuvres de jeunesse d’un poète. Sur Instagram, tout ce qui n’est pas soumis au jugement n’a pas raison d’être.

Une deuxième caractéristique de l’image-théâtre est qu’elle rompt avec l’image-partage en ce qu’elle ne vise plus à créer une communauté mais à mettre en scène le Moi. En effet, dans le second modèle, celui qui prend une photo la conserve et ne la montre que dans certains cadres spécifiques. A l’occasion d’un dîner entre amis, on se rappelle les souvenirs de jeunesse, dans une réunion de famille, on se montre les photos des enfants, dans un couple, on fait défiler les photos d’un voyage etc. Dans cette optique-là, la photo n’existe que pour être partagée avec des êtres de chair. La photo se vit et s’expérimente à plusieurs. En ce sens, le cliché met en scène une existence commune et est à l’intersection d’interactions concrètes. De son côté, le cliché Instagram rompt avec cette proximité d’autrui et introduit le public anonyme. Comme mentionné précédemment, la valeur du cliché n’existe plus en tant qu’elle ancre un groupe mais en tant qu’elle renforce le Moi. On pourrait objecter ici que certaines photos sur instagram présentent des groupes d’amis et que ceux-ci peuvent se reconnaître dans la photo. Même si le partage est intermédié, il est toujours présent. Cela serait une remarque pertinente si elle n’était pas aveugle sur deux points.

Tout d’abord, force est de constater que peu de postants sont intéressés par mettre en scène leur groupe d’amis au détriment d’eux-mêmes. Ce constat est prouvé quotidiennement par la prolifération des clichés auto-centrés ou bien ceux qui relient au Moi par des manières détournées (lieux de vies, objets du quotidien…). Deuxièmement, il serait naïf de croire que l’intention première d’un postant est de sublimer son groupe d’ami. Si telle était l’intention véritable, pourquoi ne pas prendre n’importe quelle photo du téléphone de son ami pour la mettre en valeur? Pourquoi ne pas simplement prendre une photo que l’on garderait pour un partage concret en privé ? Pourquoi la présence du postant, même lorsqu’il est absent, plane-t-elle toujours mystérieusement sur l’image? Que quelqu’un m’apporte une réponse satisfaisante sur la possibilité d’une pure charité de l’image-théâtre et j’effacerai tout ceci. En attendant, je reste convaincu que même la représentation d’un groupe sur Instagram est inauthentique et reste soumise aux mêmes biais psychologiques que ceux mentionnés ci-dessus. La valeur du cliché du groupe d’amis ne dépend pas seulement du groupe d’amis et c’est tout le problème. Il est conditionné à la tyrannie de ce public anonyme qu’on ne peut percevoir ni décrire. Le groupe d’amis est mis en scène d’une manière complètement différente de celle de l’image-partage. En ce sens, l’image-théâtre du groupe d’amis renforce les individualités plus que le groupe. Les amis ne reviendront jamais consulter une photo Instagram de leur prime-adolescence comme ils le feraient ensemble d’une photo privée. Enfin, les amis viennent commenter ou bien sont identifiés de sorte que l’image n’est pas un tout mais peut être décomposée en blocs simples de Moi qui se superposent. Cette image ne décrit alors plus un groupe d’amis uni mais le “Moi X“ à côté du “Moi Y“ et du “Moi Z“.

Enfin, et il s’agit là de la tragédie de l’image-théâtre, elle ne révèle pas le Moi de la même manière que l’image-partage rassemble et ancre la communauté. Peut-on en effet appeler cette succession diachronique d’images une représentation exacte et fidèle du Moi qui se met en scène? Je ne le crois pas et j’irai même jusqu’à affirmer que nous n’apprenons rien d’un postant en regardant son compte instagram. Il est parfois troublant de constater la différence entre le Moi “virtuel“ et le Moi “réel“. Un individu timide et réservé au quotidien se transforme en modèle du bon vivant, un autre qui d'ordinaire est dispersé se présente comme un intellectuel raffiné, un jeune qui doute sur son avenir est dépeint comme un ambitieux etc. Mais si l'image introduit une telle distinction, que représente-t-elle vraiment? A cela je répondrai que l’image-théâtre en dit plus sur une société donnée et sa manière de percevoir le monde que sur le sujet lui-même. Un profil Instagram nous en dit beaucoup plus sur le système économique dans lequel nous vivons, sur le sens commun, sur les différentes modes, sur les normes sociales, que sur l’individualité qui se met en scène.

On pourrait rétorquer aisément que ce qui importe n’est pas la contrainte mais la manière de la révéler. Ainsi, peut importe que chacun aime le coucher de soleil, ce qui importe, c’est la manière de le dévoiler. Un profil Instagram serait donc certes influencé par des normes holistiques mais se libèrerait dans l’image elle-même. Cette vue, quoique intéressante aux premiers abords, serait vraie si seulement les modes de dévoilement n’étaient pas eux-mêmes conditionnés. Ce n’est pas seulement les objets qui sont limités, ce sont les moyens de les dévoiler. Premièrement, les objets représentés passent par les mêmes appareils et par les mêmes filtres. A part quelques experts en logiciels, tous passent par les fonctions de retouche présentes dans l’application. Ceux-ci étant limités, les interprétations le sont forcément aussi. Deuxièmement, mais il s’agit là de quelque chose peut être de plus ontologique, l’image-théâtre cherche à capturer plus qu’à dévoiler ce qu’elle observe. Le postant cherche avant tout à rendre compte d’un phénomène qu’il comprend et qu’il cherche à retransmettre. Rarement une photo Instagram cherche à véhiculer un mystère qui s’est déroulé et dont elle serait le témoin. L’image-théâtre présuppose que ce qui est représenté a été compris auparavant. En cela, elle est tout sauf artistique. L’environnement n’est pas ce vaste espace qu’un appareil peut capturer mais cet ensemble étrange et non familier qui est à la source de tout sens. La véritable attitude artistique est celle qui se met à l’écoute de l’objet et le laisse apparaître dans toute son étrangeté. Son sens doit être suspendu pour qu’il puisse apparaître différemment. Mais l’image-théâtre ne fait rien de tout cela. Elle entérine la distinction sujet-objet et présuppose que tout ce qui est perçu est compris. La représentation pictoriale n’est qu’une transmission dans un support de ce qui a été appréhendé. Evidemment, je ne nie pas qu’il soit possible que de véritables photographies artistiques émergent sur ce réseau. Mais ceux qui cultivent cette attitude poétique et non Prométheenne à l’égard du monde sont rares et ont du mal à s’insérer dans de tels milieux. Force est de constater qu’à l’heure actuelle, lnstagram est prisonnier de son modèle.


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