Guerres et construction de l’Etat : milieu XVème siècle – fin XVIIème siècle
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Alexandre-Evariste Fragonard, François Ier à la bataille de Marignan, 14 septembre 1515, Huile sur toile, 1836
Mirabeau déclamait en 1788 dans son œuvre De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grand : « La Prusse n’est pas un état avec une armée, mais une armée avec un état ». Voilà une boutade amusante. Au-delà de la référence à la Prusse qui, ici, est relativement éloignée de notre propos, c’est le procédé comique qui est intéressant. L’inversion provoque un effet d’exagération et d’illogisme qui est le cœur du comique. Le fait même qu’une « armée possède un état » provoque l’amusement car un état « communément » constitué doit posséder une armée et non le contraire. Au-delà d’une définition comique, les juristes de l’époque moderne ont défini ce rapport très clairement comme une « querelle entre les Etats, ou des princes souverains ». (Dictionnaire de Trévoux, 1704)
Il est désormais possible de souligner ce rapport qui lie intimement l’Etat et l’armée : ils sont indissociables. L’armée est le bras de celui qui commande, en d’autres termes le roi, et donc le bras de l’état royal. L’utilité de ce bras est sensiblement visible dans la guerre, qui peut être explicitée comme tout conflit armé opposant un ou plusieurs belligérants pour une raison précise. Ce rapport de force entre souverains (ou non), consubstantiel à la volonté de domination de l’un sur l’autre, entraîne un développement des moyens d’actions de l’Etat. Ce phénomène de développement parallèle a été théorisé par M. Roberts dès 1955 dans une conférence à Dublin. La « révolution militaire » est ainsi définie comme « une série de changement corrélés qui entrainent des modifications de l’art de la guerre et de la politique militaire » par G. Parker en 1976 dans « The military revolution: a myth?”. Cette approche conceptuelle reste néanmoins particulièrement critiquée. La chronologie reste le point nodal d’une critique proposée par Clifford Rogers (The Military Revolution Debate, 1995) et Jeremy Black (A Military Revolution ? Military Change and European Society, 1990), pour le premier, le déclencheur s’avère être l’apparition des long bow pendant la Guerre de Cent ans, tandis que pour J. Black, la révolution militaire n’apparait qu’à la fin du XVIIème siècle, lorsque les Etats sont déjà formés. Il convient donc de nuancer l’utilisation incessante de ce concept. Malgré les débats autour de ce dernier, sa substance n’est jamais remise en cause, simplement ses bornes chronologiques, ou encore son point déclencheur.
Cette évolution infléchie “la politique militaire”, ce qui sous-tend l’idée des capacités de l’Etat. Ainsi, par construction de l’état il faut entendre la capacité à organiser, à faire se mouvoir des institutions, mais aussi à monopoliser la violence légitime tout autant que les prérogatives judiciaires. Ces prérogatives se reflètent très clairement dans l’organisation militaire, et donc dans la capacité à faire la guerre. Michel Le Tellier écrivait en 1650, que « l’armée était une véritable république », et que les généraux considéraient les brigades comme « autant de cantons ». L’acidité de la remarque, et surtout les actes d’organisations de l’armée promulgués sous la direction de Mazarin, témoignent de cette construction parallèle, ou au moins d’une volonté de créer un ordre soumis au pouvoir royal (contrairement à la république). Cette dynamique, explicitée par la théorie de la révolution militaire, aussi discutable soit-elle, repose tout de même sur un paradigme essentiel : les effectifs, l’équipement, l’entretien, le financement des armées et des guerres sont symptomatiques de la puissance d’un état, mais aussi de sa capacité de réaction face à une situation donnée, ce qui par ailleurs, est une autre facette de la construction d’un Etat.
Thucydide expliquait déjà que « l’argent est le nerf de la guerre » dans La guerre du Péloponnèse à la toute fin du Vème siècle AVJC. La taille, premier impôt permanent en France est créé en 1439 par Charles VII pour la reconquête du Nord et du Nord-Ouest du royaume de France face aux Anglais. Et de ce premier impôt, l’étude se poursuivra jusqu’au Traité de Rastatt le 6 Mars 1714, perçu comme la fin du règne crépusculaire de Louis XIV, et la chute de l’état militaro-fiscal. Comme la citation de Montesquieu le soulignait, un rapport de soumission entre l’armée et l’Etat est indiscutable, en revanche, le développement de l’Etat par, en parallèle et pour la guerre est une question bien plus opaque.
Dans quelle mesure la construction de l’Etat, et plus précisément le développement des prérogatives régaliennes de l’Etat est-elle consubstantielle au développement des conflits armés, et dans quelle mesure ces derniers en sont le reflet ? Dans un premier temps, il sera étudié les prémices de l’absolutisme et la potentielle mise en branle d’une révolution militaire de la création de la taille (1439) et le massacre de Wassy (1562). La seconde partie traitera d’un affaiblissement de l’armée par des dissensions internes et le contrecoup provoqué dès 1594, de 1562 à l’avènement de Louis XIV. La dernière partie sera consacrée à une réflexion sur la mise en place de l’absolutisme louis-quatorzien et l’apogée de l’état militaro-fiscal, de 1661 à la fin de la guerre de succession d’Espagne, soit jusqu’au traité de Rastatt en 1714.
Ce cercle d’ « organisation, désorganisation, réorganisation » est palpable dans l’étude de la construction de l’Etat. Comme une voûte qui soutient un édifice, elle est autant cosmétique pour un regard amateur, que fonctionnelle pour un architecte. En effet, la défaite d’Azincourt en 1415 consacre l’hégémonie anglaise en France avec le contrôle de la Normandie, de Paris et de sa région, de la Guyenne et de la région de Bordeaux. La reconquête entamée par Charles VII dès 1429 passe par une profonde phase de réorganisation de l’état et de l’armée comme fer de lance des victoires françaises. Charles VII impose à ses vassaux la permanence de la taille dès 1439. Impôt direct en fonction des personnes ou du domaine, celui-ci permet le financement de nouvelles armées pour continuer la lutte contre Henri VI d’Angleterre. Les nombreuses contestations des vassaux témoignent de l’emprise grandissante de la couronne sur la circulation des richesses. L’exemple de Juvénal des Ursins, évêque de Beauvais exprime son mécontentement : « Pour les tailles, aides et subsides que vous faîte sous ombre de guerre, votre peuple est pillé et violé ».
La soumission des vassaux est donc la première étape d’un processus de construction de l’état. Ce financement « extraordinaire » a pour but de financer les campagnes militaires contre l’Angleterre. Pour pallier à la dispersion de la noblesse entre différents camps ennemis, ainsi qu’au faible nombre restant, l’armée royale se dote de compagnies d’ordonnances (15 soit 6000 soldats) promulguées par l’ordonnance de Nancy en 1445. L’impact est double : renforcer la capacité de choc de l’armée, mais également diminuer le nombre de compagnies « d’écorcheurs », de soldats sans emplois qui pillent et volent les campagnes. L’effet est décuplé dès 1448 avec la création des francs-archers, c’est-à-dire la mise en place d’un recrutement par paroisse, un homme pour cent feux. Et de fait, les oisifs y sont enrôlés par intérêt : les chefs des communautés souhaitent préserver les membres productifs des communautés.
La reconquête française est éloquente de la nouvelle organisation de l’ost, comme en témoigne le chroniqueur Gille le Bouvier : « tous lesdits gens d’armes et de trait à pied payés et gagés tous les mois, sans qu’ils osassent durant ladite guerre de Normandie prendre nuls gens prisonniers, ni rançonner cheval, ni autres bêtes ». Malgré un enthousiasme palpable, le récit a du vrai. En effet, la réorganisation permanente de l’effectif allait contre la forme nobiliaire de la guerre. Cette dernière autonomise la fonction militaire, dans le sens où la dépendance entre la couronne et les nobles décroit largement : le roi dispose désormais d’un moyen d’action légitime soumis à sa volonté, et non conditionné à l’assentiment d’autrui.
Ainsi une menace extrême légitime une action de réorganisation nouvelle. Le « péril anglais » permet à Charles VII de faire accepter à ses vassaux une soumission plus grande. Et permet de dégager des fonds pour un investissement dans la guerre –effet extérieur– mais aussi de contrôler davantage les hommes présents sur son territoire –effet intérieur–. La noblesse se définit par ce rôle militaire : la noblesse en arme (traditionnelle) a pour rôle de servir le roi, mais également un rôle de relai du pouvoir en France. L’autonomisation progressive du corps martial permet de « dompter » la fougue nobiliaire, noblesse encore très largement autonome.
L’entreprise de construction de l’état est poursuivie par Louis XI, celui-ci créé en 1477 les compagnies de morte-payes. Ces dernières, composées de 8000 soldats, sont destinées à la protection des places fortes par la mise en place de garnisons permanentes. Cette mesure, au-delà de poursuivre la domestication de la noblesse, permet d’étendre le pouvoir réel du roi dans son royaume. Dans un temps où le respect du pouvoir passe par la présence de celui-ci, les garnisons étendent l’aura directe du souverain, autant qu’elles accroissent la protection du royaume. Le tout, financé à hauteur de 60% par la taille (60% des recettes du royaume en 1461).
Ce développement du corps d’armée se traduit par un passage d’une guerre défensive à une guerre offensive dès le règne de Charles VIII. Dès 1494, celui-ci mobilise une argutie juridique pour revendiquer la succession du duché de Milan. L’appel de Ludovic Sforza, met en branle l’armée de Charles VIII qui marche sur l’Italie de Décembre 1494 à Juillet 1495. La particularité de cette campagne est la présence massive d’artillerie. Réorganisée par les frères Bureau, celle-ci compte environ 70 pièces d’artilleries. Pour les partisans de la révolution militaire, c’est son usage croissant qui est à l’origine du processus d’effets corrélés.
En effet, l’inadéquation entre les châteaux-forts (murailles hautes, créneaux) et l’artillerie capable de casser des murs de ce type aurait provoqué des transformations architecturales. La création de bastions, le raccourcissement des murs et la géométrisation des formes en seraient la conséquence directe, comme le montre dès 1519 Civitavecchia près de Rome. Ces innovations vitales pour la protection des places fortes auraient nécessité un effort financier spectaculaire pour les Etats en lutte permanente. On peut citer la France à l'appui et les réformes fiscales de 1523 qui consacrent la centralisation des recettes sous l’autorité du conseil de François Ier (Philippe Hamon, L’argent du roi 1994). Ainsi, les réformes fiscales et la soumission croissante des vassaux deviennent un impératif, d’autant plus que les effectifs nécessaires pour mener un siège s’accroissent. Les armées de Charles VIII sont estimées à 18 000 soldats (contre 6000 pour Charles VII en 1453).
Les guerres d’Italie seraient à l’origine de ce processus. Ces dernières, poursuivies par François Ier dès 1515 s’ancrent également dans le processus de renforcement de l’état par la guerre, d’une autre manière que celle décrite par G. Parker. La figure royale est elle aussi largement définie par la guerre (Arlette Jouanna – Naissance de l’imaginaire politique de la royauté) comme le démontre tout à fait le tombeau de François Ier à Saint-Denis, ou encore l’idéal défendu par Machiavel dans Le Prince 1520. La guerre est un vecteur puissant de légitimité pour le roi. D’une part car cette armée est symbolisée par la noblesse, et par la mise en valeur du rapport de sujétion. Mais aussi car diriger une armée signifie contrôler le pouvoir de vie ou de mort, de paix ou de guerre qui sont des prérogatives non négligeables. Il est possible d’interpréter ainsi les visions messianiques de Charles VIII et de Louis XII : détenir Naples était synonyme de possibilité de croisade contre l’empire Ottoman. Posséder le droit de vie ou de mort avait donc une symbolique religieuse accolée à celle d’un roi au sommet humain de la taxis.
La guerre est donc un vecteur matériel de la construction de l’état, mais encore un vecteur de la symbolique du pouvoir, et donc de légitimité pour celui qui est à sa tête : le roi de guerre (Joël Cornette, Le Roi de guerre 1993)
Les guerres extérieures ont une tendance éminemment fédératrice pour les royaumes belligérants. En revanche, la guerre civile que représentent les guerres de religion est une fracture brutale dans le processus de construction de l’Etat. Le traité de Cateau-Cambrésis (2 Avril 1559) met fin aux guerres d’Italie et prononce le suspend de la rivalité Valois-Habsbourg. En revanche le 1er Mars 1562, le Duc François de Guise, en massacrant un village protestant à Wassy, cristallise des tensions présentes dans la société française depuis 1517 et les 95 thèses de Luther. Le conflit éclate avec les prises d’armes des grands nobles protestants comme le prince de Condé.
Le roi de France « Très Chrétien », est obligé de par sa légitimité religieuse de prendre part au conflit. C’est la division des vassaux en plusieurs factions qui entrainent une perte de souveraineté majeure pour la couronne. En effet, comme le démontre la conversion de quatre compagnies d’ordonnances à la cause de la « religion prétendue réformée », le monopole de la violence légitime que détenait le roi jusqu’alors est fractionné en morceaux indépendants de sa volonté.
La bataille de Saint-Denis illustre tout à fait ce procédé. L’Amiral Gaspard de Coligny tente d’enlever le roi Charles IX pour « l’éloigner d’un mauvais entourage à la cour ». En se justifiant par une cause juste servant le roi, celui-ci tente de porter atteinte à son intégrité physique. D’autant plus que l’amiral détient une armée de 5000 hommes (environ) lorsque le connétable de France, Anne de Montmorency intervient pour secourir Charles IX. Le connétable, capturé après une violente charge de cavalerie menée par Condé, refuse la reddition et meurt exécuté : la violence est omniprésente, mais plus intéressant, elle touche toute la hiérarchie nobiliaire sans exception. L’autorité royale, ainsi que les normes de guerre sont balayées par les tensions religieuses.
Les huit guerres de religion qui s’étendent de 1562 à l’édit de Nantes en 1598 se déroulent selon un schéma commun : massacre, prises d’armes, conflits, « paix éternelle », massacre… En revanche, la dernière guerre de religion est plus significative pour notre propos. L’absence de succession d’Henri III implique la succession d’Henri de Bourbon, chef du parti protestant depuis la mort du prince de Condé. Le parti de Guise, refusant le constat porté par la loi salique, provoque l’ultime guerre de religion. Henri de Bourbon, futur Henri IV accepte la conversion, mais double sa reconquête du trône d’une forte propagande fortifiant sa légitimité. L’exemple de la mise en scène de l’entrée dans Paris du 22 Mars 1594 illustre parfaitement la volonté de préserver l’idéal du roi de guerre. Henri IV, ne pouvant prendre Paris par la force, négocie avec les capitaines présents dans la capitale pour obtenir l’ouverture des portes, par lesquelles il entre en armes avec son armée, sans combattre.
Cette guerre, ne conduit pas directement à la construction de l’état, mais davantage à sa reconstruction sur de nouvelles bases solides. C’est l’objectif même de l’Edit de Nantes qui accorde près de 200 places de sûreté aux protestants. Il convient donc de reléguer « la grâce royale » dont l’Edit est l’objet au centre de la propagande légitimiste. Il est donc possible d’affirmer que les guerres de religion ont grandement affaibli l’Etat et marquent une rupture profonde dans sa construction. Les places de sûreté sont un exemple de l’affaiblissement de ce dernier. La politique de compromis et de concorde témoigne de l’impuissance royale, et donc non pas d’une reconquête du pouvoir, mais davantage d’un accord tacite entre le roi et ses sujets.
La guerre civile que représentent les guerres de religion, parallèlement aux conséquences internes qu’elle engendre sur la construction de l’Etat, sape la base sur laquelle celui-ci repose. Le conflit armé est la cause d’une chute démographique brutale. La population étant l’un des facteurs clef de la puissance d’un Etat (Henri VIII d’Angleterre qualifiait le France de « plaisant, opulent et abondant royaume »). De 18 millions d’habitants en 1500 à 16,5 millions en 1580 (Jacques Dupâquier – Histoire de la population française 1988). Donc cette guerre civile a non seulement affaibli l’état de manière « descendante », mais aussi de manière « ascendante ».
La mythification de cette restauration achevée, après l’entrée « par la force dans Paris », l’exaltation de l’image d’un roi menant sa cavalerie (majoritairement noble), suivant son « panache blanc » au combat à Ivry en 1590 s'achève tragiquement par l'assassinat d'Henri IV le 13 mai 1610. La pacification du royaume permet à Richelieu ainsi qu’à Louis XIII de continuer un projet plus que centenaire : la construction d’un état absolu. Pour cela, le cardinal-ministre dispose d’un programme « politique » clair, « ruiner le parti huguenot, rabaisser l’orgueil des grands et relever son nom dans les provinces étrangères au point où il devait être » (Testament politique - Cardinal de Richelieu). Il apparait ici très clairement que la guerre n’est plus seulement une opportunité pour faire croître l’Etat et ses prérogatives, mais est délibérément mise au service de sa construction (« l’absolutisme serait fils du traumatisme de la déchirure confessionnelle » Arlette Jouanna – Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté).
Le triomphe de cette raison d’Etat développé par de nombreux auteurs et théorisée formellement par Giovanni Botero (De la raison d’Etat 1589), se veut être une science de la construction de l’Etat, mais aussi de sa conservation. Et c’est l’impérieuse nécessité de « relever son nom dans les provinces étrangères » qui pousse le cardinal à inverser le processus décrit jusqu’ici de « l’état se construisant au profit de la guerre» : cette politique nouvelle vise à construire l’état pour soutenir un conflit ouvert contre les puissances catholiques d’Europe de 1635 à 1648. La guerre de Trente ans voit s’affronter les puissances catholiques (Espagne, Empire Habsbourg, Espagne…) coalisées autour des Habsbourg d’Autriche, contre les puissances protestantes (Suède, Angleterre, de nombreux états allemands, et la France qui bien sûr est catholique) pour des motifs religieux. La guerre a vu ses effectifs se multiplier au gré du perfectionnement du prélèvement de l’impôt (et donc du développement des états), et de la connaissance du cadastre, mais la guerre de Trente ans consacre des effectifs de tailles nouvelles.
Ainsi, le programme de Richelieu prend tout son sens : fortifier l’Etat pour soutenir cette guerre, et pour cela, le cardinal-ministre s’attaque à son financement. Le tour de vis fiscal, expression forgée par Joël Cornette à partir de l’œuvre de Guez de Balzac (Le Prince 1631) : « les rois ont usé absolument de leur autorité et de lever sur leurs peuples des tailles et des subsides, même sans leur consentement ». Ces levées de fonds atteignent quinze fois les recettes ordinaires du royaume en 1635 (recettes ordinaires : 10,8 millions de livres, deniers extraordinaires : 156 759 000 livres). Ce système repose sur la division du droit de lever l’impôt en échange des recettes immédiates, supprimant ainsi le décalage prélèvement/dépense, tout autant que sur l’emprunt contracté auprès des nobles et bourgeois du royaume. En somme, ce système nommé « fisco-financier » (par D. Dessert – Argent, pouvoir et société au grand siècle), diminue grandement la souveraineté de l’Etat sur son territoire, mais permet de financer les 70 000 soldats français mobilisés pendant la guerre de Trente ans (estimation de Geoffrey Parker).
Non seulement la croissance des effectifs est palpable, mais il est davantage question de leurs organisation (Darius Ier a mobilisé plus de 100 000 hommes pendant la première guerre médique en 490 AVJC). Louvois illustre tout à fait ce propos : « il ne suffit plus d’avoir beaucoup d’hommes, il faut qu’ils soient bien équipés » déclarait-il en 1665.
L’organisation croissante des troupes témoigne d’un état capable d’instituer des normes, de stabiliser une institution. Cette organisation prend une forme nouvelle dès 1636. Les formes anciennes de grade disparaissent progressivement, la charge de connétable de France disparait en 1626. L’organisation traditionnelle en compagnie d’ordonnance est surannée. Richelieu procède à la création de 19 régiments permanents, chaque régiment contient entre 12 et 20 compagnies, qui contiennent chacune en moyenne 42 soldats. Les effectifs de la guerre de Trente ans sont atteint par la mobilisation de soldat non régnicole. L’exemple de la compagnie dirigée par Bernard de Saxe-Weimar composée de 18 000 hommes, au service du roi de France jusqu’en 1639.
L’organisation croissante des étapes démontre parfaitement l’organisation croisée de l’état et de la guerre. Les mouvements massifs de troupes, sans organisation des vivres et des trajets, provoquent de nombreux pillages, retards, désertions et autres plaies. L’organisation d’étapes, c’est-à-dire, de feuilles de route données aux soldats, assortis de lieux précis pour se loger et se nourrir (payés par les sujets en nature), montre à la fois l’emprise croissante de l’état sur le corps social militaire et civil, mais encore la rationalisation croissante de la guerre rendue possible par des recettes accrues.
Le programme de Richelieu est, en ce sens, à la source et à la conclusion de la construction de l’état pour la guerre. Le programme est rendu possible et tangible par la construction croissante de l’état, le développement de ses prérogatives. L’aboutissement du programme est également le développement de l’état, qui tend à l’absolutisme. La mort de Richelieu en 1642 suivi de celle de Louis XIII en 1643, entraîne la régence d’Anne d’Autriche puis de Mazarin jusqu’à sa mort en 1661. Louis XIV commence son règne personnel dès le 9 Mars 1661, et poursuit ardemment la politique initiée par Richelieu.
La politique de construction de l’Etat pour la guerre est encore plus palpable avec Louis XIV, cette dernière se diversifie pour perfectionner dans chaque domaine clef. Outre les questions de financement, il convient de rappeler que l’économie d’Ancien Régime est particulièrement ciblée géographiquement. En d’autres termes : fournir l’équipement des 300 000 hommes qui s’affairent pendant la guerre de la ligue d’Augsbourg est une réelle problématique. Michel Le Tellier (secrétaire d’état à la guerre), puis son fils Louvois poursuit par l’intermédiaire de Maximilien Titon, chargé de la direction des magasins royaux, une politique d’étatisation de l’économie de la guerre, politique entreprise dès François Ier et le rachat de la fonderie des célestins en 1533.
Michel le Tellier entreprend dès 1644 la standardisation des équipements militaires (taille des habits, des canons…), et impose aux capitaines, en charge de l’équipement de leurs troupes, de respecter les normes créées par l’Etat. Non seulement la construction de l’Etat se fait au travers de l’organisation de l’institution militaire, mais également par l’intermédiaire de la fourniture. Maximilien Titon, nommé en 1665 par Louvois, entreprend la création de magasins royaux (Lyon 1668, Charleville 1679). Ces magasins royaux sont l’aboutissement d’une chaîne de production entièrement contrôlée par l’Etat à l’aide de contrat d’exclusivité passés auprès des artisans. Les capitaines sont contraints de se fournir dans ces institutions royales, tout comme ces artisans, contraint de produire pour ces derniers. L’Etat s’immisce donc dans l’économie de guerre, au point d’en faire une chasse gardée.
La présence croissante de contrats, de capitulations, pour formaliser les rapports entre deux organisations témoigne de cette construction croissante. Paradoxalement, l’Etat louis-quatorzien, qualifié régulièrement « d’Etat de l’extraordinaire », consacre le développement croissant des contrats. La normalisation des rapports, perceptible dans les contrats d’exclusivité passés avec les manufactures, avec les marins de la Compagnie des Indes Orientales créée en 1661 par Colbert, ou encore avec les mercenaires de Bernard de Saxe-Bernard, intégrés à l’armée française après sa mort en 1639. La dépersonnalisation du lien coutumier, ce passage d’une coutume à un droit formel peut être présenté comme le produit de la rationalisation. Et cette même rationalisation est le facteur majeur du développement de l’Etat louis-quatorzien.
Tout en renforçant son étreinte sur la société civile et militaire, l’Etat donne à son poids la masse de la légalité. Ce propos reste à nuancer car l’état militaro-fiscal (Olivier Chaline - Les armées du Roi : Le grand chantier XVII-XVIIIème siècle) est soumis à la volonté de son maître : le Roi. Malgré le fait que la formule « L’Etat, c’est moi » soit probablement apocryphe, celle-ci témoigne bien de l’organisation de l’Etat militaro-fiscal. Et c’est pour « lui » que les guerres sont faites. En effet, la guerre s’est détachée progressivement du bon vouloir des vassaux : la guerre se fait pour le roi, et donc pour l’état.
La question des motivations des guerres de Louis XIV est encore en débat. L’extension de l’Etat par la guerre est la motivation première attribuée au Roi-Soleil. Machiavel puis Giovanni Botero, définissaient la raison d’Etat, comme l’impérieuse nécessité de préserver l’Etat de toutes incursions (interne comme externe) de pouvoirs autres que celui du Prince dans ce même Etat. John Lynn dans son ouvrage Les guerres de Louis XIV soutient la thèse de guerres défensives après la guerre de Dévolution (tentative de conquête de la Flandre). En effet, la politique militaire du Roi-Soleil se consacrerait à une technique de défense agressive. Les réponses aux menaces extérieures seraient agressives, mais possèdent toutes les caractéristiques d’une guerre défensive : progression lente, pillages des terres conquises, sécurisation des gains territoriaux par la négociation.
Au-delà des questions de stratégie, il est incontestable que la devise de Louis XIV « Nec Pluribus Imbar », « A nul autres pareil » illustre la position dominante, à tendance hégémonique de la France. Et celle-ci est permise par la construction de l’état absolu, par et pour la guerre ; Et cette devise n’exclue aucunement une stratégie défensive. Au regard de la « ceinture » de citadelles créée par Vauban, la construction de l’Etat se traduit par des constructions matérielles. L’emprise de ce dernier sur la topographie du territoire français, soutient l’idée d’une construction d’un Etat non seulement par et pour la guerre, mais aussi contre celle-ci. Le « contre » n’a pas ici de valeur pacifique, mais exprime la volonté de la couronne de peser sur le corps social, sur son assise territoriale, mais aussi sur le rapport avec les autres puissances, et particulièrement sur la puissance Habsbourg, rivale traditionnelle de la couronne française.
La puissance publique a une relation ambigüe avec la guerre. En effet, la guerre est dans un premier temps une opportunité pour accroître la soumission des vassaux, et ainsi voir croître les prérogatives régaliennes de l’Etat. La fracture des guerres de religions marque une rupture violente avec cette conception « opportuniste » de la couronne. La fragmentation de la souveraineté royale et la partition de celle-ci, entraîne l’autonomisation des vassaux : la légitimité du roi est un maillon central de la construction de l’Etat, du moins de sa pérennité dans le temps et l’espace. Le contrecoup de cette déconstruction de l’Etat, est une restructuration bien plus violente, entamée par les partisans de la raison d’Etat. La guerre et l’institution militaire s’autonomise parallèlement à l’état militaro-fiscal. En d’autres termes, la guerre ne résulte plus d’un commun accord (ou désaccord), mais de la nécessité ou de la volonté de l’Etat et de sa direction. Ce passage d’une construction par à pour la guerre, provoque de nombreuses conséquences sur le corps social et l’économie du royaume. Tout d’abord, l’étreinte croissante sur la production dans des domaines privilégiés : la guerre et les fournitures nécessaire à son bon déroulement. Il convient également de rappeler que la guerre est autant un instrument utile pour assoir la domination d’une institution, agrandir son cœur, ou étendre sa domination, que pour préserver son autonomie, d’où la croissance de l’étreinte territoriale. Il ne faut tout de même pas résumer le développement de l’Etat par la guerre (et inversement), à l’exemple des théories de la révolution militaire défendu par Geoffrey Parker, Jérémy Black ou encore de Clifford Rogers ; Sous-estimer la capacité d’innovations et de reformes des individus seraient une erreur. L’exemple de Nantes, en 1562, pendant la première guerre de religion est éloquent. Une organisation civile de milice se met en place pour résister aux agresseurs, tout comme à Sancerre en 1573, pendant le terrible siège narré par Jean de Léry (Histoire mémorable du siège de Sancerre 1574). Il serait également dans la continuité du travail proposé ici, de procédé à l’étude de la construction de l’état et de la guerre au XVIIIème siècle, et notamment la rupture que provoque la Révolution française dans le rapport entre l’armée, la guerre et l’Etat.
Bibliographie
Sources primaires
--BOTERO Giovanni, De la raison d'Etat, 1589
--MACHIAVEL, Le Prince, 1520
--MIRABEAU, De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, 1788.
--RICHELIEU, Testament politique, 1642
--THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse.
-LERY DE Jean, Histoire mémorable du siège de Sancerre, 1574.
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Sources secondaires
-BLACK Jeremy, A military revolution, 1990
-CHAGNIOT Jean, Guerre et société à l'époque moderne, 2001
-CHALINE Oliver, Les armées du ri : le grand chantier XVII-XVIIème siècle, 2016
-CORNETTE Joël, l'affirmation de l'Etat absolu 192-1652, 1992.
-CORNETTE Joël, Absolutisme et Lumières 1652-1783, 1992.
-CORNETTE Joël, Le roi de guerre, 1993.
-DESSERT Daniel, Argent, pouvoir et société au grand siècle, 1984
-DOWNING Brian, The military and political change, 1992
-DREVILLON Hervé, L'impôt du sang : le métier des armes sous Louis XIV, 2010
-DREVILLON Hervé, Batailles, 2007
-HAMON Philippe, L'argent du roi, 1994
-JOUANNA Arlette, Le pouvoir absolu. Naissance de l'imaginaire politique de la royauté, 2013
-DUPAQUIER Jacques, Histoire de la population française, 1988.
-GUEZ DE Balzac, Le prince, 1639
-LYNN John, Les guerres de Louis XIV, 2010.
-PARKER Geoffrey, The military revolution : a myth, 1796