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Amour et Epicurisme

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Eugène Delacroix, La mort de Sardanapale, Huile sur toile, 1827




 

« Le sage se méfie de l’amour. Aimer fait souffrir. Peur de perdre l’être cher, jalousie, affres du tiédissement de la passion etc. Aux pièges de l’amour, les épicuriens préfèrent le plaisir calme de l’amitié, sa constance, sa manière de s’approfondir par le commerce quotidien. »

 

Maxime principale 23

 

-« Tu m’apprends que le mouvement de ta chair est fort généreux pour la relation amoureuse : pour ce qui te concernes, si tu ne renverses pas les lois, si tu n’ébranles pas les bonnes coutumes en place, si tu n’afflige pas l’un de tes proches, si tu n’épuises pas ta chair et si tu ne sacrifies pas les nécessité vitales, exerce ton penchant à ta guise ; il est toutefois impossible de ne pas se trouver soumis à l’un de ces inconvénients : les choses de l’amour en effet sont jamais profitables, et il faut se réjouir qu’elles ne nous nuisent pas. »

 

Sentence Vaticane 51

 

 

 

 

Dans la Lettre à Ménécée, Epicure pose les fondements de sa philosophie morale. Loin des représentations que l’on attribue traditionnellement à ce courant, la philosophie d’Epicure est une morale modérée. Elle ne porte pas aux nues les pratiques permissives et ce dernier serait certainement effrayé de la mauvaise interprétation qu’en font nos contemporains. Dans toutes les bouches circule la même devise, elle aussi récupérée : « Carpe Diem ! » [1]. Littéralement cela signifie : Cueille le jour ! Mais comment une telle doctrine a-t-elle pu générer des pratiques aussi opposées ? Nul le sait. Des auteurs comme Michel Foucault ont souligné l’absence de principes rigoureux quant aux plaisirs de la chair et qui a laissé une zone d’ombre dont beaucoup ont profité. Comme ce dernier le souligne, le propre de la philosophie antique est qu’elle insiste plus sur la manière dont on se plie à la règle que sur la règle elle-même. [3] C’est ainsi qu’Epicure laisse une large place à la prudence pour déterminer l’attitude à adopter à l’égard du plaisir. Il ne condamne donc pas formellement la débauche. Cf : « Si les causes qui produisent les plaisirs des débauchés défaisaient les craintes de la pensée, [...] nous n’aurions rien, jamais, à leur reprocher, eux qui seraient emplis de tous côtés par les plaisirs [...] » [4] Tant que l’activité de débauche génère du plaisir et écarte la douleur il n’y a pas de raison de la condamner. Enfin, et c’est à ici à mon avis le point central, le rejet presque absolu de l’amour en tant qu’il n’est jamais profitable a poussé ses successeurs à adopter des mœurs sexuels libérés. Mais comment les modernes en sont-ils venus à interpréter la Vaticane 51 au point de tomber dans l’excès inverse ? Il est possible que la société chrétienne, basée sur un respect rigoureux de préceptes écrits ait favorisé le phénomène. En effet, dès lors que la pratique de la morale n’est plus renvoyée à l’individu mais à des textes sacrés comme le Deutéronome, il n’y a plus de place pour des « modes d’assujettissement » [5] individuels. Une habitude insidieuse se met alors en place dans la société où l’on l’on applique des concepts universels à des cas particuliers sans interprétation préalable. Aussi les libertins habitués à obéir à une morale rigoureuse ont-ils sûrement cherché de nouvelles préceptes de vie dans l’épicurisme. Sans saisir toute la subtilité de la φρόνησις grecque, ils ont formellement appliqué les conseils d’Epicure. Ils ont enterré l’amour et institué une pratique qui trouve son paroxysme dans notre société moderne. Mais revenons à la conception même de l’amour chez Epicure. Est-il efficace de dénier toute valeur à l’amour ? Evite-t-on réellement la douleur ? La suppression du désir d’amour est-elle envisageable ? Pour répondre à ces questions, il est donc utile de s’appuyer sur des textes classiques et définir l’amour. Tout d’abord, nous considérerons la définition moderne de l’amour puis nous envisagerons ce qu’il devrait être pour coïncider avec la morale épicurienne.

 

      Dans nos sociétés contemporaines, il évident que l’amour est dégradé au rang de plaisir et que comme on a pu parler d’un « désenchantement du monde » [6], on peut parler d’un désenchantement de l’amour. Comme l’évoque mélancoliquement Musset, « Les mœurs des étudiants et des artistes, ces mœurs si libres, si belles, si pleines de jeunesse, se ressentirent du changement universel. Les hommes, en se séparant des femmes, avaient chuchoté un mot qui blesse à mort : le mépris ; ils s’étaient jetés dans le vin et dans les courtisanes. Les étudiants et les artistes s’y jetèrent aussi ; l’amour était traité comme la gloire et la religion ; c’était une illusion ancienne ». [7] La conception pessimiste de Schopenhauer semble avoir triomphé. Pour ce philosophe allemand, l’amour n’est qu’en effet le masque d’un instinct plus profond. [8] Il affirme ainsi que « l’instinct sexuel est cause de la guerre et but de la paix. » C’est lui qui est à la source de toutes nos allusions, tous nos actes de séductions et l'on observe que c’est cet instinct qui domine une fois ôté le voile de l’amour. D’où il s’ensuit pour Schopenhauer que toute relation est condamnée à terme car le désir sexuel finit par s’éteindre et mettre fin aux illusions amoureuses. Partant, il est aisé de comprendre le lien qu’entretient notre modernité à l’amour. Lucrèce ne préconisait-il pas de se confier à la « Vénus vagabonde » pour ne pas s’exposer à l’amour ?

 

Aujourd’hui, il semble que plusieurs rapports à l’objet amoureux cohabitent. Avec le déclin des structures de parenté traditionnelles, l’amour est devenu « liquide » comme le montre Zygmunt Bauman dans son essai sur la modernité. [9] Auparavant, les relations amoureuses s’inscrivaient dans un environnement social peu mobile qui encadrait les rapports amoureux. Aujourd’hui, il n’est pas rare de se marier plusieurs fois et d’avoir des enfants avec différents conjoints. Les relations sont devenues des investissements et l’on calcule en fonction du plaisir ou de la peine qu’elles peuvent nous apporter. Apeuré à l’idée de souffrir, l’individu recherche avant tout son propre intérêt et l’amour moderne est essentiellement égoïste bien que cette partie ait toujours existé dans l'amour. Comme le mentionnaient les anciens pour l’amitié, [10] l’amour est un rapport avant tout à soi-même. Pour Lacan, l’objet aimé est une projection de son propre moi et c’est une représentation de nos qualités, de nos souhaits que l’on aime chez l’autre. On cherche à capturer l’autre dans soi-même. [11] Cela n’est pas sans rappeler le célèbre mythe conté par Ovide dans lequel le fier Narcisse s’éprit tant de son reflet qu’il finit par en dépérir. [12] Nous rechercherions notre alter ego sans jamais éprouver de satisfaction absolue. L’amour comporte donc une partie d’égoïsme. Néanmoins, cette logique trouve son apogée dans la conception moderne du sentiment amoureux. Chaque partenaire cherche à ressentir les avantages de l’amour sans en ressentir les souffrances.

 

On peut considérer quatre types de rapports à l’amour. Tout d’abord, il y a ceux qui nient son existence même. Ce sont les libertins comme Dom Juan qui sont dans une vie de type apolaustique. [13] Dans la célèbre tirade sur l’inconstance, Dom Juan vante les vertus du changement et de l’inconstance. « La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules » [14] L’amour est un état stationnaire que Dom Juan oppose à la vivacité du plaisir sexuel. Par là, il admet la supériorité du désir sur l’amour qui suppose un attachement durable. Le plaisir est ici dans le mouvement et non dans le repos. Dans nos sociétés modernes, les réseaux sociaux et diverses applications de rencontres ont contribué à cette inconstance. En effet, en cultivant un attachement démesuré au corps, les relations tendent à considérer l’échange sexuel comme un acte de consommation. La flexibilité est le maître mot et le désir sexuel prime sur la construction de projets durables. Il faut se vendre dans cette « société du paraître. » [15] et Facebook ou encore Instagram sont d’autant de vitrines destinées à favoriser ces relations éphémères. Une marque significative de l’égoïsme est la pratique du selfie qui consacre l’installation du moi dans l’espace social. C’est donc une véritable lutte des consciences qui s’opère dans l’espace médiatique pour capter l’attention et cela engendre des relations « liquides ». [16] Il faut noter toutefois que certains individus appartenant à cette première catégorie envisagent leurs relations sexuelles sur des durées parfois longues et ne sont pas portés à changer de partenaire. Ils établissent un contrat moral et quoique le changement soit de moindre ampleur, le rapport au désir est le même car il nie toute valeur transcendante à l’amour. Le rapport est cantonné aux corps et à une rentabilité intrinsèque entre le temps investi et les gains rapportés. Cette première conception de l’amour semble avoir trouvé de multiples adeptes dans nos sociétés contemporaines. Il faut néanmoins introduire une nuance significative ici puisque ce cas ne s’applique qu’aux jeunes générations ayant baigné dans les réseaux sociaux.

 

Dans un deuxième type de rapport à l’amour on peut considérer ceux qui envisagent l’amour mais qui souvent le confondent avec le désir. Tandis que les individus rattachés à la première conception sont conscients de la distinction qu’ils opèrent, les individus de cette catégorie mélangent les deux affects. Ils recherchent frénétiquement l’amour et s’attachent aisément. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état intermédiaire. Dans un premier temps, la pression sociale demeure forte sur les individus isolés et célibataires. Malgré la montée des relations éphémères, la relation de couple est toujours idéalement privilégiée lorsqu’elle est possible. Cela tient bien évidemment à des mythes fortement ancrés dans la culture populaire de l’amour romantique et perpétués par les films, ou la musique. Chanter ou écrire sur l’amour sont des pratiques courantes et cela influence les représentations. Comme le mentionne à juste titre Musset, « les poètes représentent l’amour comme les sculpteurs nous peignent la beauté, comme les musiciens créent la mélodie ; c’est à dire que, doués d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les éléments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la matière et les voix les plus harmonieuses de la nature. » [17].

Néanmoins, cette deuxième catégorie se rapproche de la première en ce qu’elle utilise les mêmes moyens de communication. L’intermédiation par les réseaux sociaux produit les mêmes effets en insistant sur l’illusion du paraître. Il ne peut donc en découler qu’un amour imparfait et éternellement insatisfait. Comme le mentionne Zygmunt Bauman, les relations sont liquides entre individus de même que la relation qu’entretient le sujet avec sa conscience. En effet, partagé entre une identité numérique et une identité sociale, le sujet a parfois du mal à se constituer comme « moi » et perd confiance en lui-même. Souvent, l’identité virtuelle prend le dessus car elle est plus aisée à construire du fait de la médiation et l’individu s’y abandonne. Les relations sociales perdent de leur intensité et seule la reconnaissance virtuelle va alimenter l’amour propre du sujet. Néanmoins, n’entretenant plus de réelle relation avec lui-même et ne connaissant plus réellement son identité il en résulte un profond mal être qui caractérise nos sociétés modernes. Nous vivons ainsi une crise du sujet et de l’identité. Outre la médiation et la construction d’un moi virtuel qui se dissocie souvent du moi profond, les réseaux sociaux tendent à véhiculer des visions particulières sur l’amour. Ces idées sont par la suite intériorisées par les individus qui cherchent à les atteindre dans leurs relations. L’écart entre l’idée d’amour et la relation effective engendre alors une frustration qui grandit jusqu’au seuil où elle éclate pour laisser place à une nouvelle relation. Il y a deux possibilités pour les individus qui se situent dans cette catégorie. Où ils basculent dans la première poussés par l’amertume, où il basculent dans la troisième catégorie qui est un vestige des sociétés traditionnelles.

 

Dans celle-ci, l’ancienne distinction platonicienne entre relations basées sur le corps et basée sur l’âme est réintroduite. Dans ce rapport à l’amour, la rationalité est importante et la partie appétitive de l’âme est contrôlée. Or, c’est précisément dans ces relations que peut être envisagée une véritable longévité puisqu’elle contrôle les désirs et laisse une place importante à l’âme. Dans cette catégorie, il y a ceux qui ont hérité cette structure des sociétés traditionnelles dans lesquelles le mariage était une norme sociale et le divorce une déviance et d’autres qui ont construit progressivement une relation. Pour maintenir l’amour dans le temps, cette catégorie fait donc apparaître la raison qui est chargée de maintenir une entente cordiale lorsque cela est nécessaire. La passion décroît nécessairement et doit être en partie supplée par un usage parcimonieux de la raison. C’est sans regrets qu’ils acceptent l’instauration d’une routine en tant qu’elle est une conséquence sine qua non de la longévité. Le plaisir diminue nécessairement et parfois surviennent des moments douloureux de confrontations.

 

Enfin, il est possible de mentionner la pratique religieuse qui fait disparaître toute trace de désir sexuelle et condamne le péché de la chair. Dans les confessions, Saint Augustin décrit son parcours spirituel et les obstacles qu’il a du surmonter pour parvenir à s’émanciper du désir féminin. Cette dernière catégorie, très rare, comporte aussi des scientifiques et philosophes comme Kant qui ont dénié toute valeur à l’amour. En tant qu’il détourne de la sagesse, il faut absolument se détourner de lui et de toute forme de plaisir. Seule la vie théorétique est une véritable vie de vertu.

 

Voici donc, dépeintes brièvement les quatre principales catégories qui incarnent les rapports modernes à l’amour. Mais que peut-on en déduire ? Quelle catégorie porte en puissance la possibilité d’un amour sans souffrance, quand bien même il serait possible ? L’amour est-il si nécessaire ?Tout d’abord, avant de traiter de la catégorie la plus apte à concilier épicurisme et amour, voyons si l’absence d’amour est envisageable. Il faut distinguer dans un premier temps amitié et amour. En amitié, on est attaché uniquement à l’âme de notre partenaire tandis que l’amour, même dans la forme sa plus spirituelle, comporte une part d’attirance sexuelle. D’où s’ensuit-il alors que l’on doive considérer l’amour comme nécessaire ? En effet, bien que l’homme ait une partie sensitive, nous pourrions l’employer comme le font les animaux et cantonner notre activité sexuelle à la reproduction. Mais cela pose un problème fondamental qui est précisément celui de notre humanité. Lorsque nous effectuons cet acte, nous sommes conscients contrairement aux animaux que nous contribuons à la perpétuation de l’humanité et nous reconnaissons notre partenaire comme un sujet pensant. En d’autres termes, nous sommes confrontés à l’altérité. Or, est-il possible d’ignorer cette conscience qui est mon partenaire pour la restreindre à des actes de reproduction ? N’observons-nous pas la naissance de sentiments irrationnels qui s’offrent à notre conscience ? Est-ce possible de les ignorer ? Si « la nature ne fait rien en vain » [18], comment expliquer ces sensations ?  Bien qu’il s’agisse d’une explication mythique, la théorie d’Aristophane développée dans le banquet à propos de l’Androgyne, illustre bien cette fatalité que ressentent parfois les Hommes lorsqu’ils rencontrent un partenaire du sexe opposé. [19] Tout se passe comme si l’on rencontrait cette autre moitié de nous-même. Werther ne s’est-il pas écrié « : Ô spectacle idéal d’amour et d’innocence ! » en voyant Charlotte pour la première fois ? [20] Quand bien même nous nous écarterions de la pression sociale, pourrions-nous fuir ce que notre nature nous pousse à accomplir ?Horace n’a-t-il pas raison lorsqu’il affirme « Chassez le naturel, il revient au galop. » ? [21] Pouvons-nous ignorer un sentiment si fort qu’il pousse des individus à aimer des choses mauvaises ? Lorsque Phèdre évoque son amour pour Hyppolyte ne dit-elle pas « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée » [22] ? Roméo a t-il choisi son amour pour Juliette, membre des Capulet ? Alceste dans le Misanthrope ne sait-il pas qu’il ne devrait pas aimer Célimène ? Les exemples abondent pour démontrer l’empire que détient l’amour sur nos sens, parfois plus que l’amitié. Comment expliquer que l’amour ait poussé Alceste à se sacrifier pour Admète et Orphée à descendre aux enfers pour Eurydice ? Rien de tout ce qui vient d’être évoqué n’est accessible à l’entendement et seule la nature connaît les mécanismes de son ouvrage. Aussi pouvons-nous affirmer sans trop de peine que si l’amour n’apparaît pas comme désirable en premier lieu, il est tout du moins nécessaire.

 

 

Mais dans ce cas quel type d’amour cultiver pour s’épargner de la peine ? Considérons la vie de jouissances, ou vie apolaustique. Que cette vie là ne soit pas une fin, tous les philosophes en conviennent. Mais peut-on néanmoins associer substituer cette pratique à l’amour ? Il semble que les individus cultivant ce rapport à l’amour jouissent de plaisirs d’une volupté extrême. Néanmoins, lorsque l’on se penche sur la nature de ces désirs, on s’aperçoit qu’ils cachent une peine profonde. Comme on gratte sa peau irritée, les désirs deviennent plus pressants et nombreux. Les supplices infligés à Tantale, Ixion, ou aux Danaïdes ne sont rien en comparaison de cette vie de tortures. Ceux qui s'engagent dans cette voie ressemblent aux égarés dans un désert aride à qui l’on donne parfois quelques gouttes d’eau et qui continuent d’errer, hagard, sur le sable brûlant. Aristote, comme Platon reconnaît que ces désirs ne sont pas purs puisque pour l’un ils le sont par accident, et pour l’autre ils apaisent la douleur du manque et sont donc mélangés. "Comme le chasseur poursuit le lièvre/ Dans le froid, dans le chaud, par monts et par vaux/ Il n’en fait plus cas quand il le voit pris Il ne désire sa proie que tant qu’elle fuit."[23] Sade l’admet lui-même dans La Philosophie du boudoir lorsqu’il exhorte les débauchés à semer quelques « roses sur les épines de la vie. » Les individus qui cultivent cette philosophie « ne disent pas : cette femme m’a aimé ; ils disent : j’ai eu cette femme ; ils ne disent pas : J’aime ; ils disent : j’ai envie » [24] La proposition de Lucrèce et la visite par Schopenhauer de lieux libertins ne sont que des moyens temporaires d’accéder à la jouissance, d’autant que « La prostitution n’est pas autre chose que de l’esclavage. Que voulez- vous donc qu’il y ait de commun entre ces jeunes et leurs maîtresses ? le corps, et rien de plus. Et que fait la pensée pendant ce temps là ? » [25] La prostitution est l’avilissement de la femme, sa transformation en un objet marchandise. "Vous n’avez jamais vu le spectre de la Faim/ Soulever en chantant les draps de votre couche/ Et, de sa lèvre blême effleurant votre bouche/ Demander un baiser pour un morceau de pain" [26] Aujourd’hui, les réseaux sociaux et leurs pratiques de rencontres instantanées n’apportent ni plus de bonheur, ni même plus de félicité. Il suffit de se pencher sur les paroles des morceaux contemporains pour se rendre compte de cet état de fait. Au fond, une partie rêve secrètement et aspire à trouver le calme dans un amour véritable, seul moyen de colmater leur cœur abîmé. « Amour nu, te voici, fruit de l'ouragan ! / Je rêvais de toi décousant l'écorce." [27] Ainsi est-il pour l’homme impossible de trouver dans la vie de jouissance un moyen d’échapper à la douleur.

 

Examinons désormais le second idéal de vie caractérisé par un mélange des désirs et de l’amour. Ici, il apparaît que la constitution double du plaisir caractérisé par un attachement au corps et en partie à l’esprit ne peut être un principe stable pour mener à l’ataraxie. En effet, la douleur naît toujours de cet écart entre l’idéal amoureux et la réalité effective. Or si nous choisissons la réalité effective, il est probable que nous basculions vers la vie de jouissances puisque l’illusion de l’amour sera dissipée, si nous nous tournons vers l’âme, nous pénétrons déjà dans ce qui s’approche d’une véritable définition de l’amour. Situation instable car tournée vers deux états plus stables, cet état intermédiaire ne peut être le lieu de l’absence de douleur. L’individu est sans cesse trompé par ces sens qui lui font entrevoir de l’amour où il n’y a que du désir. Tant que l’idolâtrie du corps ne cesse pas, cette déception est perpétuelle. L’illusion des sens est vite dissipée et le désir se porte sur un autre partenaire que l’on croit aussi aimer. « Tout ce qu’il y avait de bien en cela, supposé qu’il pût y en avoir en quelqu’un, c’est que ces faux plaisirs étaient des semences de douleurs et d’amertumes qui me fatiguaient à n’en pouvoir plus. » [28]

 

Enfin, le style de vie ascétique pratiquée par les chrétiens ne peut convenir à la majorité des individus. En effet, si certains d’entre eux se sont débarrassés de l’illusion de la chair, comment demander ce même effort à l’humanité entière ? Car en annihilant l’instinct sexuel ils ont in fine porté atteinte à leur principe vital, ils ont nié la vie. Nietzsche dit ainsi qu’ils sont des « Nihilistes ».

« Quel est l’homme qui croit avoir vécu s’il nie la puissance des femmes ? s’il n’a jamais quitté une belle danseuse avec des mains tremblantes ? s’il n’a jamais senti ce je ne sais quoi indéfinissable, ce magnétisme énervant qui, au milieu d’un bal, au bruit des instruments, à la chaleur qui fait pâlir les lustres, sort peu à peu d’une jeune femme, l’électrise elle-même, et voltige autour d’elle comme le parfum des aloès sur l’encensoir qui se balance au vent ? » .De même, Aristote ou encore Epicure ne nient pas absolument cet instinct vital tant qu’il concourt chez l’un à la vertu et chez l’autre au plaisir conçu comme Ataraxie. Toutefois, il est évident que pour le peu d’hommes qui y parviennent, l’absence totale de relation sexuelle peut mener à l’absence de douleur sauf en cas de solitude prolongée. Enfin, cela ne convient pas tellement à la morale de juste milieu aristotélicien qui conseille de fuir les extrêmes. 

 

Désormais, nous pouvons considérer la dernière catégorie d’amour qui semble être la plus propice à être conciliée avec la doctrine épicurienne. Tout d’abord, il est évident que l’amour est souffrance. « Hélas ! faut-il que l’amour, si doux en apparence, soit si tyrannique et si cruel à l’épreuve ! » [29]

Il est douleur car il est mouvement et jamais repos. Dès que l’aimé disparaît, le manque apparaît avec son lot de peines. Ainsi Marguerite attend-elle en vain des semaines entières Faust qui est parti avec Mephistophélès. Pour Athos dans les Trois mousquetaires, « Cœurs tendres cœurs percés (...) Je dis que l’amour est une loterie où celui qui gagne gagne la mort ! Vous êtes bien heureux d’avoir perdu, croyez-moi mon cher d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de perdre toujours. ». Mais alors, est-il possible de concilier amour et plaisir quand on observe la nature pénible de l’amour ? Tout d’abord, comme pour l’amitié, il convient de s’assurer une parfaite relation à soi. En effet, l’échec de nombreuses relations provient de l’absence de la relation du sujet avec lui-même. Les réseaux sociaux ont produit une médiation entre le sujet et sa conscience et il s’observe comme à travers un filtre. Il projette ce qu’il croit être lui-même dans la technologie et celle-ci lui renvoie une image plus ou moins positive de lui-même. Or, la véritable relation, la véritable identité est celle du sujet avec sa conscience. Comme le suggère la devise inscrite sur le temple de Delphes, gnoti seauthon (connais toi toi-même), il faut réaliser une réelle introspection. Ce n’est qu’en tant que nous avons trouvé une relative harmonie que nous pouvons envisager une ouverture à l’altérité. Dans le cas contraire, toute relation est vouée à l’échec. Pour Albert Camus, L'homme a deux faces: il ne peut pas aimer sans s'aimer. Ainsi, il est nécessaire que le sujet apprenne à travailler avec lui-même pour que la relation ne soit pas une simple compensation du manque de reconnaissance. Une fois cette condition remplie, il est possible d’envisager une relation durable.

 

Par ailleurs, il est important que l’aimé ne le soit pas pour l’enveloppe charnelle mais bien pour l’âme. "Vois d’un œil de pitié la vulgaire jeunesse, Brillante de beauté, s’enivrant de plaisir ! Quand elle aura tari sa coupe enchanteresse, Que restera-t-il d’elle ? A peine un souvenir". [30] En effet, le corps n’est qu’une parure soumise à l’usure du temps et ne doit donc pas être considérée comme l’objet de l’amour. Car « Quand votre jeunesse s’en ira, votre beauté s’en ira avec elle ». [31] Ainsi doit-on dès qu’on le peut s’attacher à l’esprit de notre partenaire et comme le mentionne Descartes, « lorsque ces inclinations secrètes ont leur cause en l’esprit, et non dans le corps, je crois qu’elles doivent toujours être suivies » [32].

 

A noter que l’amour se pratique, quoique il n'est pas une vertu, et qu’il est plus durable avec le temps. A Marthe qui lui demande si il l’aime, Meursault répond « A notre âge, on n’aime pas voyons. On se plait c’est tout. C’est plus tard quand on est vieux et impuissant qu’on peut aimer. A notre âge on croit qu’on aime. C’est tout. » [33] C’est une idée forte qui est soulevée ici. Comme l’amitié, l’amour demande du temps et une relation de jeunesse est soumise aux imperfections des vertus morales et intellectuelles des individus. L’impatience est le plus grand défaut que cultive la jeunesse à l’égard de l’amour. Portés par des idées virtuelles, les plus jeunes imaginent l’amour comme une rose sans épine. L’amour suppose la longévité, le long terme tandis qu’un esprit immature réclame des résultats immédiats et une jouissance immédiate. Comme le bois est vite consumé par un feu ardent, la passion amoureuse se dissipe car elle confond le corps et l’esprit et réclame des jouissances immédiates. Ainsi peut-on expliquer l’échec de la relation entre Solal et Ariane dans le roman belle du seigneur. « Tenue par lui, tête renversée, elle entrouvrit les lèvres comme une fleur éclose, et ils burent l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus et ce fut le grave langage, soudain furieux langage de jeunesse, longue lutte mouillée, lèvres et langues unies. » [34] Ariane s’est éprise trop intensément de Solal en confondant désir et amour et en attachant son désir au corps. Par la suite, « Devenus protocole et politesses rituelles, les mots d’amour glissaient sur la toile cirée de l’habitude. » Le couple n’a pas réussi à transformer un amour fusionnel en un amour amitié qui se suffit à lui-même. Il est ainsi important de cultiver la vertu et l’excellence morale ce qui tranche évidemment avec la vision traditionnelle de l’amour. L’amour ne peut être stable qu’en tant qu’il favorise la perfection morale des deux êtres engagés dans la relation. C’est par un effort et une assistance mutuelle dans la pratique des vertus que l’âme peut s’élever et se détacher de ses nécessités biologiques. Le plaisir a donc bien vite laissé place à la souffrance faut d’avoir correctement été entretenu.

 

 Aussi, il faut laisser une part importante à la fortune. L’ouvrage d’Alain Badiou est à cet égard une belle tentative de réhabiliter la contingence dans la relation amoureuse puisqu’il en appelle à abandonner le contrôle absolu sur nos relations. [35] Lorsque l’on énonce le fameux « Je t’aime », cela doit être la fixation de l’accident dans l’éternité. Il s’agit de « passer de l’événement-rencontre au commencement d’une construction de vérité [...], c’est dire : ce qui était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité ». De ce fait, la fidélité est cette « longue victoire » de la durée sur la fugacité de la rencontre, elle est une « descente de l’éternité dans le temps » La relation doit par ailleurs être stimulée pour alimenter de nouveaux plaisirs car "Le changement en toutes choses est bien doux." [36] Il importe d’apporter du nouveau dans les échanges pour ne pas sombrer dans une lassitude routinière. Enfin, il convient de se garder d’une erreur fondamentale : croire que l’amour dure toujours. Il ne s’agit pas d’être suspicieux à l’égard de son partenaire - loin de là - mais il est nécessaire d’envisager une éventuelle chute. Dans son Eudémonologie, Schopenhauer fait de cette règle une règle de vie essentielle. [37] Si vous parvenons à nous imaginer la perte de l’amour, nous parviendrons à mieux en jouir et en cas de perte effective à mieux le supporter. Ainsi « nous devrions souvent nous dire, avec ce que nous possédons « Et si je perdais cela ? ». Il est important de se tenir à ce principe surtout dans les périodes d’immaturité. « Son cœur t’espère aimante et fidèle sans cesse. /Il ignore combien le zéphyr est trompeur./Malheur à ceux dont ta candeur/ Abuse la jeunesse ! » [38] Une règle fondamentale est par ailleurs souvent omise dans les relations amoureuses. Si Epicure considère que l’amour ne convient pas au sage, c'est en raison de la souffrance générée par l'absence. Néanmoins, si l’on peut s’accommoder de l’absence en amitié, en vertu de quoi ne pourrions-nous pas appliquer la même doctrine dans la relation amoureuse ? Il suffit d’observer l’amitié de Sénèque pour Lucilius, homme politique qui assuma des fonctions diverses dans les provinces éloignées de l’empire romain pour voir que la souffrance que l’on retire de la distance n’est qu’une représentation. En effet, Epicure nous enseigne que le meilleur moyen de lutter contre cette absence est de penser aux moments heureux. On pourra ainsi vivre dans la plus grande souffrance et affronter sereinement la mort comme le fit Epicure en pensant aux moments joyeux vécus avec Idoménée. Parfois, l’absence est même nécessaire : « Pour retrouver un amour tendre/ Il faut se séparer un peu. » [39] Mais il faut surtout garder à l’esprit « qu’Il n’y a pas d’absence irremplaçable » [40]

 

Enfin, contrairement à une pratique solidement ancrée aujourd’hui, nous devons considérer l’amour comme une relation absolument bienveillante entre deux partenaires et non comme un jeu ou pis, une guerre. « Mon cœur s’ouvre à ta voix/ Comme s’ouvrent les fleurs/ Aux baisers de l’aurore » [41] Cela tranche bien évidemment avec les manipulations de Julien Sorel ou encore les stratégies amoureuses employées par la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont dans les liaisons dangereuses. [42] Dès lors, comment concilier la doctrine d’Epicure avec l’amour ?

 

De notre brève analyse des règles pour éviter la souffrance il en ressort cinq règles.

 

1. Se connaître soi-même et réaliser une réelle introspection.

2. S’attacher en priorité aux vertus de l’âme.

3. Etre patient et tempérant.

4. Apprécier les avantages de l'absence

5. Fonder l'amour sur une bienveillance absolue.

 

 

Les vraies relations amoureuses sont comme les amis véritables : elles sont rares. Elles demandent de la patience et ne doivent pas être cherchées sans relâche sous peine de confondre amour et désir. L’analyse ci-dessus, quoique brève et souvent imprécise permet de mettre en lumière quatre types de rapports amoureux. Parmi ceux-là, seule la relation entre âmes permet d’éviter en partie la douleur et de jouir de ce bien immense qu’est l’amour. Par conséquent, il ne faut pas fuir la souffrance qu’induit ce sentiment comme le préconise Epicure. Ce dernier réalise une partie de notre essence et malheureux sont ceux qui ne l’actualisent pas et ne réalisent pas tout leur être. La souffrance dans l’amour peut être le moyen de découvrir un plaisir bien plus digne, estimable et intense que de simples relations charnelles. Il faut s’armer de patience et accueillir avec sagesse la relation qui réalise ces potentialités. « On ne voit qu’ivraie s’épanouir de toutes parts alors que le grain demeure transi sous la motte. » [43] Cessons donc de dénigrer l’amour et louons le à nouveau, même avec tout son lot de souffrances !

 

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Ô femme ! étrange objet de joie et de supplice !

Mystérieux autel, où, dans le sacrifice,
On entend tour à tour blasphémer et prier !

Dis-moi, dans quel écho, dans quel air vivent-elles,

Ces paroles sans nom, et pourtant éternelles,

Qui ne sont qu’un délire, et depuis cinq mille ans

Se suspendent encore aux lèvres des amants ?

 

Jacques Rolla, Musset

 

Références :

 

 

[1] Horace, Livre I, Ode XI, A Leuconoé.
[2] Cicéron, De Finibus.
[3] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, II, L’usage des plaisirs, Tel Gallimard, P. 123.

[4] Epicure, Maxime Vaticane X.
[5] Michel Foucault, Op. Cit.

[6] Max Weber, Le savant et le politique, 1919
[7] Musset, Confessions d’un enfant du siècle
[8] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, 1842.
[9] Zygmunt Bauman, L’amour liquide, Hachette, 2004.
[10] Aristote, Ethique à Nicomaque,
[11] Jean-Paul Ricoeur, « Lacan, l'amour », Psychanalyse, 3/2007 (n° 10), p. 5-32.

[12] Ovide, Métamorphoses, III, 3, 406
[13] Aristote, EN.

[14] Molière, Dom Juan, I, 2.
[15] Jean-François Amadieu, La société du paraître, Edile Jacob, 2016.

[16] Zygmunt Bauman, La vie liquide, I2006
[17] Musset, Confession d’un enfant du siècle.

[18] Aristote, Traité de l’Âme, III, 12, 434a.

[19] Platon, Le banquet, 189d, 193d.

[20] Goethe, Les souffrances du jeune Werther,

[21] Horace, Epitres, I,10
[22] Racine, Phèdre, I, 3, v. 306.
[23] Arioste, Roland furieux, X, stance 7.

[24] Musset, Les confessions d’un enfant du siècle. 25 Ibid.
[26] Ibid
[27] René Char, Eloge d’une soupçonnée

[28] Saint Augustin, Les Confessions.

[29] Shakespeare, Roméo et Juliette.

[30] Lamartine, Les méditations poétiques, A Elvire.

[31] Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Grey, 1890.

[32] Descartes, Lettre à Chanut, 6 avril 1647.
[33] Albert Camus, La mort heureuse, Gallimard, 1971

[34] Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968

[35] Alain Badiou, Eloge de L’amour, Flammarion, 2016.
[36] Aristote, EN, VII, 15

[37] Arthur Schopenhauer, Art d’être heureux, règle 25.

[38] Horace, Odes, A Pyrrha, Ode V ; livre 1

[39] Goethe, Faust, 
[40] René Char, Chaines, 1932
[41] Samson et Dalila
[42] Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782

[43] René Char, Le marteau sans maître, 1934

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