Préface de René Char à Rimbaud : éloge de la nature
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"Comment [la Nature] s'insurgerait-elle, sinon par la voix du poète ? Celui-ci sent s'éveiller le passé perdu et moqué de ses ancêtres, ses affinités gardées pour soi. Aussi vole-t-il à son secours, éternel mais lucide Don Quichotte, identifie-t-il sa détresse à la sienne, lui redonne-t-il, avec l'amour et le combat, un peu de son indispensable profondeur. Il sait la vanité des renaissances, mais plus et mieux que tout, il sait que la Mère des secrets, celle qui empêche les sables mortels de s'épandre sur l'aire de notre cœur, cette reine persécutée, il faut tenir désespérément son parti."
Commentaire.
Le poète, tributaire d'un précieux héritage, sait qu'il ne peut pas se rendre "maître et possesseur de la nature." Infatigable rêveur, il en conserve toute la singularité et se pose comme le gardien d'un temple éternel. Déjà la Bible annonçait l'impératif d'assujettir la terre et d'imposer la domination sur "les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut " Rimbaud, au carrefour d'une mutation essentielle, dénonce alors à demi-mot l'instrumentalisation moderne de la nature. Tandis qu'elle occupe une place d'une "grandeur indisputée" au Moyen Âge, cette dernière est flagellée dans un "honteux servage" à âge du positivisme. Bravache, l'homme croit pouvoir surmonter sa condition à l'égal de l'Übermensch.
Contre cette manipulation, le poète chemine avec la nature, fait corps avec elle et laisse place à l'intuition originelle du monde. Il connaît les mouvements de l'univers et laisse "libres les branches de ne pas avoir de fruits." Si comme l'affirme Holderlin l'art est "la transition de la nature à la civilisation" il est aussi "la transition de la civilisation à la nature." De même que l'eau des rivières se fond nécessairement dans la mer, le poète opère donc un retour à son environnement immédiat. Dans le second poème du cahier de Douai, Rimbaud exprime la "Sensation" du présent perpétuel. Poésie du départ et du mouvement, les oeuvres de Rimbaud ne sont pas faites pour les assis. A la manière des bohémiens, il explore toute l'étendue du réel à mi-chemin entre le rêve et l'inconscience.
Mais quel est ce "loin" que le poète évoque ? Cet "amour infini" que lui procure la présence de la Nature ? Comme René Char, cette relation primitive se caractérise par un retour aux choses mêmes. Avec lui, tout est image, fulgurance et éclat et l'on apprend dans ses poèmes à goûter le froment de l'éclair ou encore entendre le peuple frémissant des prés. Parvenu au seuil extrême de sa relation avec la nature, le poète en vient même à se retirer à l'écart des hommes. A quoi bon en effet participer au jeu social ? Ne trouve-t-on pas dans l'unité de l'instant une source de joie indicible ? Les rares moments de liberté ne sont-ils pas ceux durant lesquels l'inconscient se fait conscient et le conscient néant ?
A ces questions, la réponse de René Char est claire : "Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains." Aussi cet idéal traverse-t-il de nombreuses époques et à commencer par l'empire romain. Lassés des guerres civiles sanglantes, les poètes comme Horace ou Virgile dans les géorgiques chantent les vertus d'une vie champêtre. Dans sa maison de campagne, Horace peut cultiver l'otium, en opposition aux negotia de la vie sociale romaine. Il demande à plusieurs reprises "L’herbe sent-elle moins bon ou brille-t-elle moins que les mosaïques lybiennes ?. Assoupi au bord du ruisseau, la nuque dans l'herbe fraiche, le poète redécouvre l'idéal d'un bonheur simple. Comme René Char, il marche "sur le miroir d'une rivière pleine d'anneaux de couleuvre et de danses de papillons." Plus tard, Du Bellay exprimera sa mélancolie dans ce célèbre sonnet : Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux/Que des palais Romains le front audacieux/Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine. On retrouve même cet idéal chez certains romanciers ou philosophes comme Rousseau qui illustrent la beauté de cette innocence primitive.
Toutefois, gardons nous de croire que le poète n'est qu'un passeur d'aurore. Comme l'affirme, Pierre Reverdy, la "beautén'est pas dans les choses" mais bien plutôt dans l'imagination du poète qui parvient à filer sous ses doigts des métaphores féériques. Ovide métamorphose le réel et nous que Pan fit sa célèbre flûte à partir de Syrinx transformée en roseau ou encore que l'anémone représente la fusion entre les larmes d'Aphrodite et le sang d'Adonis. L'environnement immédiat des anciens, peuplé de figures merveilleuses ne peut que susciter l'émerveillement d'un lecteur moderne habitué à la froide rationalité de la science. A charge désormais aux poètes d'habiter poétiquement le monde et de "déplacer la réalité agressive dans un espace imaginaire".
« À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir » (Seuls demeurent, 1945).
Antoine Guéneau