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Immersion en milieu ouvrier.











Chantier des Berges de Meudon, 2016.




Résumé


Pour mon stage de terrain de première année, j'ai travaillé sur un chantier de construction situé sur les berges de Meudon. En pleine inondation j'ai été immédiatement intégré à l'équipe et confronté à la réalité du terrain. Je rapporte ici quelques réflexions que j'ai eues sur la classe sociale ouvrière.




Plusieurs évènements ou attitudes m’ont marqué pendant ce stage. Tout d’abord, le vocabulaire du chantier a suscité mon attention dès les premiers jours. En effet, j’ai eu quelques difficultés à m’y accoutumer en raison de sa tournure poétique. Sous mes yeux, les blocs de béton devenaient subitement des « chambres » *, les tuyaux des « fourreaux » *et de simples morceaux de plastiques des « peignes ». * De nombreux mots employés sur le chantier revêtent ainsi une acception évocatrice qui ne correspond pas à la froideur des matériaux. Ayant longuement réfléchi sur le sujet, je suis parvenu à élaborer quelques hypothèses. Ce vocabulaire si doux serait alors une construction progressive du groupe ouvrier, souvent opposé aux termes techniques et complexes des ingénieurs. Grâce à une profusion de métaphores, ils ont ainsi élaboré tout un univers imagé pour améliorer la mémorisation des mots. De nombreux termes sur lesquels je ne m’étais jamais attardé me sont apparus comme relevant de cet univers poétique. Le mot « Marteau-piqueur » en est un exemple marquant. J’ai aussi appris à nommer les objets ou engins que je rencontrais dans le « civil » sans pouvoir les nommer. Le camion qui transporte le béton s’appelle donc une « toupie » *, la couche noirâtre sur les routes de « l’enrobé » * et les cadres entourant l’accès aux canalisations des « regards. ». * Cela produit parfois un décalage pour le néophyte entre un univers rigide et bruyant et la douceur des expressions employées. Plus d’une fois j’ai hésité avant d’aller chercher un objet, trop stupéfait par la dissonance entre les deux mondes. Par ailleurs, je me suis aperçu que le vocabulaire du chantier avait donné de nombreuses expressions dans le langage courant. Ces dernières sont toutefois cantonnées au registre familier. Parmi la profusion d’expressions, on peut relever « une bonne pioche », « à la pelle », « être marteau », « serrer la vis » ou encore le « clou du spectacle. » Ainsi, les mots techniques ont acquis avec le temps une tournure évocatrice dans le langage courant. Il y a un double processus d’échange de vocabulaire entre le monde « civil » et le monde des chantiers.


Par ailleurs, j’ai été étonné des rapports entre la hiérarchie et les ouvriers. Avant de pénétrer sur un chantier, je m’imaginais que les relations avec les ouvriers devaient être complexes et fondées sur l’autorité. Toutefois, les chefs de chantier que j’ai côtoyés essayaient d’aider leurs ouvriers dans la mesure du possible. Dans l’entreprise Watelet, le chef de chantier est bienveillant avec ses salariés et déjeune avec eux le midi. Ils entretiennent mutuellement une relation chaleureuse et je n’ai senti aucune animosité lorsque que je les ai observés. Dans mon équipe, le Chef est plus distant, souvent occupé à gérer les factures et les commandes de matériaux. Toutefois, ce dernier tient à faire progresser ses ouvriers en leur proposant des formations et de l’aide pour diverses démarches administratives. En effet, les salariés sont souvent issus de l’immigration et ont une pratique parfois mauvaise du français. Il leur est difficile de se repérer dans les nombreux papiers à remplir pour la sécurité sociale ou les impôts. L’entreprise Valentin propose donc des cours de langue sur les horaires de travail pour palier à ces carences. Toutefois, la séparation est réelle entre les conducteurs de chantier et les ouvriers sur le terrain. Les représentations mentales des deux univers divergent et j’ai pu en relever les différences. D’une part, les conducteurs de chantier sous pression considèrent que le travail est parfois lent et les ouvriers nonchalants et d’autre part, les ouvriers considèrent que la hiérarchie méconnaît la réalité du terrain et ses difficultés. Les deux groupes sont absolument séparés socialement et physiquement avec un monde de bureau et un monde de terrain.




Sur un chantier, la formation intellectuelle ne fait pas nécessairement le bon manœuvre. En effet, il est nécessaire que confronté à la pénurie de matériaux adéquats, à des espaces exigus ou des plans faussés ; il puisse faire preuve de dextérité. J’ai régulièrement été ébahi devant l’ingéniosité de nombre d’entre eux et leur capacité à analyser les situations les plus inédites. Durant l’inondation, il y avait peu de matériel disponible et ces derniers ont su réagir à temps pour sauver les installations électriques. J’ai ainsi pu remarquer le fossé qu’il peut y avoir entre la théorie et la réalité. Des ouvriers avec peu ou pas d’études peuvent réaliser un travail tout aussi méticuleux que des étudiants issus de cursus théoriques.


Aussi, j’ai pu observer les relations entre les ouvriers durant ce stage. Au premier abord, j’ai senti une réelle cohésion dans le groupe et une solidarité dans l’effort. La promiscuité durant les journées de travail et la similarité des situations sociales poussent en ce sens. Les ouvriers se rendent de nombreux services, parfois au détriment de leur vie privée. Par exemple, il arrive que ceux qui possédent une voiture acccompagnent les ouvriers qui n’ont pas de permis de conduire. Au quotidien, ces derniers abordent leur travail avec de la bonne humeur. Ils s’échangent de nombreuses « piques » d’humour et se connaissent bien entre eux. L’un d’eux me confia ainsi que « Si on ne plaisante pas dans ce travail, on dépérit lentement. » Par ailleurs, j’ai été stupéfait par le caractère sacré du déjeuner dans le quotidien d’un ouvrier. Toute la tension y est relâchée et les discussions abordent rarement le travail. Chacun apporte son repas prêt à réchauffer car il n’y a pas de cantine. Les plats sont soigneusement préparés et systématiquement variés. Les rations copieuses ne laissent jamais présager un manque ou une quelconque forme de dénuement. Lorsque je fis la remarque à l’un des ouvriers, il me répondit : « C’est normal que l’on mange dignement, c’est bien pour cela qu’on travaille, non ?».


Néanmoins, des problématiques sociales ou religieuses s’immiscent parfois sur le chantier derrière cette apparente bonne entente. En effet, deux religions sont principalement représentées : l’islam et le christiannisme. Lors de périodes particulières comme le ramadan, on peut sentir la fracture entre ces deux confessions. Les uns déjeunent ainsi dans la cantine et les autres se reposent dans le vestiaire. J’ai souvent pu entendre des salariés regretter ce fossé et se plaindre de pratiques religieuses. La prière dans le vestiaire semble être un sujet qui divise particulièrement le groupe ouvrier. Il n’est donc pas toujours facile de faire collaborer des individus aux pratiques religieuses différentes et aux origines diverses. Par ailleurs, pour se faire accepter dans l’équipe comme membre il faut montrer une "posture" [1] stoïque et écouter attentivement les ordres des plus anciens. En effet, il existe une hiérarchie implicite entre les ouvriers que chaque nouveau salarié doit accepter sous peine d’être exclu socialement du groupe. Les plus anciens ont une place particulière car ils sont supposés mieux connaître le métier et les différentes techniques manuelles. Si les ouvriers aiment parfois temporiser pour se reposer, ils effectuent une classification de compétence entre eux et ne ménagent pas leur peine. Les plus habiles ont une place de choix et peuvent être amenés à conduire la réalisation des travaux en tant que chef d’équipe.



Dans le cadre de mon stage j’ai été questionné plusieurs fois sur mon cursus scolaire. J’ai pu ainsi expliquer la raison de ma présence et ai été soumis au jugement de mes pairs. Etant passionné par la politique, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer certains événements et de sonder les opinions des ouvriers. Les réponses que j’ai pu entendre m’ont faites profondément réfléchir à ma condition et ma vision de la politique. En effet, malgré une tradition de vote socialiste, il s’avère que la majorité des ouvriers a des intentions volatiles. Ils votent ainsi en fonction des candidats qu’ils estiment à même d’améliorer leur condition. Néanmoins, si cela peut laisser transparaître un intérêt pour la politique, leur attitude s’apparente surtout à de la résignation. Ils s’affichent volontiers comme désillusionnés et lassés des scandales incessants qui dominent la scène politique. Ils ne croient plus en l’avenir et se replient sur leur vie privée. Plusieurs ouvriers m’ont évoqué ainsi leur désespoir face au manque de mesures les concernant. Le compte pénibilité s’avère être compliqué à mettre en œuvre selon les chefs de chantier et les dispositifs existants restent insuffisants à leurs yeux. Ils soulignent souvent le décalage entre les régimes privés et régimes publics de retraites ; beaucoup plus injustes socialement. Cela m’a étonné de voir que des ouvriers ayant pourtant travaillé 40 ans soient toujours en activité malgré leur fatigue physique et morale.



Avant de pénétrer sur un chantier, je m’étais longuement interrogé sur la condition ouvrière. Je pensais que ce groupe constituait une entité homogène et consciente de ses particularités. Toutefois, j’ai nuancé ma réflexion pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’absence de culture commune empêche les ouvriers de former une classe sociale.[2]


On peut définir la culture comme l’ensemble des attitudes, des habitudes langagières ou des références communes que ses membres ont en commun.[3] Les ouvriers traditionnels dans les usines ou les mines avaient un ensemble de références qui les différenciaient comme groupe social. La raréfaction de ce type d’emplois a engendré une disparition progressive de la culture ouvrière et les ouvriers du bâtiment n’ont plus cette unité. Ils sont plus attachés à leur pays d’origine ou leurs familles et semblent peu enclins à former un groupe en dehors du chantier. Lorsque je j’interrogeais les ouvriers à ce sujet, peu déclaraient voir leurs pairs en dehors du cadre de travail. La distance de leurs logements du chantier en est l’une des principales raisons. Par ailleurs, sans cesse changés d’équipes, les ouvriers n’ont pas le temps de s’attacher à un groupe et de créer un corpus de valeurs.


Ils doivent s’intégrer sur différents types de chantiers avec des individus aux origines et religions variées. Aussi, les partis politiques qui soutenaient cette classe sociale sont en déclin et ne jouent plus leur « fonction tribunicienne ».[4] Cela se ressent sur les ouvriers qui n’ont que peu, voire aucune affiliation à un parti politique. Enfin, il faut mentionner la relative amélioration de la condition ouvrière qui atténue les revendications économiques. Le régime de sécurité sociale a considérablement évolué avec la création de nouveaux dispositifs. La création de la Couverture de Maladie Universelle en 1999 et du Revenu Mininum d’Insertion en 1988 ont favorisé la stabilité des parcours individuels et empêchés une paupérisation du statut ouvrier. La loi du 16 mai 1946 sur les comités d’entreprises a permis aux salariés d’obtenir une représentation démocratique et d’accéder à de nouveaux droits sociaux. Ces derniers s’assurent désormais de la bonne formation des ouvriers et de leur intégration.


Toutefois, même si on ne peut plus réellement appliquer le terme de classe sociale, quelques éléments contribuent à faire des ouvriers du BTP un groupe social singulier. En effet, malgré une hausse des salaires moyens du premier décile depuis 1960 de 4400 à environ 12 300 euros net par an en 2005 [5], les salaires des ouvriers restent inférieurs à la moyenne nationale. Ils sont fixés par région et correspondent environ au niveau du SMIC [6] alors que le français moyen gagne environ 2202 euros net par mois [7].Le salaire mensuel moyen brut peut aller de 1512 € pour les moins de 26 ans à 2404 € pour les plus de 50 ans.[8] Ces salaires restent faibles et beaucoup déclarent avoir des problèmes financiers. Les ouvriers sont sobrement vêtus et obligés de se loger dans des Habitations à Loyer Modérés (HLM). Certains ont émigré en France et envoient chaque mois de l’argent à leurs familles restés dans le pays d’origine. La précarité des situations économiques et sociales contribue donc à former un groupe social homogène. Par ailleurs, si les ouvriers manquent d’une réelle culture commune, il y a malgré tout un certain attachement au métier de manœuvre. Ils cultivent implicitement l’idée d’Amor fati dévelopée par le philosophe F. Nietzsche qui consiste à accepter joyeusement le réel dans sa totalité.[9]


Enfin, Il n’y a pas de réelle séparation entre la vie privée et le travail. De nombreux ouvriers travaillent le week-end et parfois tard la semaine. A peine rentrés, ils doivent se lever tôt pour se rendre sur le chantier. L’un deux m’a ainsi confié que « sa vie se résumait souvent au travail. ». Cela engendre un sentiment d’appartenance au chantier qui se ressent souvent dans les dires des ouvriers. Ils éprouvent une certaine fierté à effectuer un dur labeur et bien qu’ils ne se connaissent pas nécessairement, ils cultivent une forme de respect entre eux. Les ouvriers se saluent systématiquement sur les chantiers et ont toujours un geste bienveillant pour leurs camarades. Ensemble, ils affrontent la pluie, la chaleur, la neige, la boue, le bruit ; soulèvent des poids et manipulent des produits dangereux ; s’abîment les poumons et le dos avec le temps ; et tout cela pressés par une cadence rapide de travail.Toutefois ne ne peut-on pas s'interroger avec Paul Laforgue sur cet amour du travail ? "Les ouvriers ne peuvent-ils donc comprendre qu'en se surmenant de travail, ils épuisent leurs forces et celles de leur progéniture ; que, usés, ils arrivent avant l'âge à être incapables de tout travail ; qu'absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d'hommes ; qu'ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail.? " (Manifeste pour un droit à la paresse.)


Par conséquent, on peut considérer les ouvriers du bâtiment comme un groupe social relativement homogène malgré l’absence de revendications politiques. Cela peut s’apparenter à la classe en soi dans le vocable Marxien. Désormais, il est nécessaire que le socialisme de demain prenne en compte ces revendications et fasse naître une nouvelle unité mobilisée pour ses intérêts. La classe ouvrière est morte : vive la classe ouvrière !




Références.

[1] Définie par Alain Viala comme « une façon d’occuper une position » et d’ajuster son attitude à cette position. VIALA Alain, Eléments de sociopoétique », dans Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, sous la direction de Georges Molinié & Alain Viala, Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires »,1993, p. 216

[2] On peut adopter la définition classique de Karl Marx. Une classe sociale est selon lui une unité d’individus repérables à leur place dans le système et qui est consciente de son homogénéité. Une classe peut exister en soi mais elle doit avoir consciente d’elle-même pour se constituer réellement pour soi.U MARX Karl, ENGELS Friedrich, Manifeste du parti communiste, 1848.

[3] C’est la définition qu’adopte Ralph Linton dans ses travaux. Il la définit comme « la configuration des comportements appris et de leurs résultats, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres d'une société donnée. » Ils peuvent être matériels ou physiologiques. LINTON Ralph, Le fondement culturel de la personnalité, [E-Book], les classiques des sciences sociales, 1945, P. 59, [Consulté le 12/08/2016], Disponible sur

http://classiques.uqac.ca/classiques/Linton_Ralph/fondement_culturel/fondement_culturel.pdf

[4] George Lavau la définit comme la capacité du Parti communiste à intégrer les masses ouvrières à la société. LAVAU George, A quoi sert le parti communiste français, Paris, Fayard, 1981.

[5] CORNILLEAU Gérard, Inégalités de salaires et de revenus, la stabilité dans l’hétérogénéité, In Observatoire Français des Conjonctures Economiques, ofce.sciences-po.fr, [En ligne], 2012, [Consulté le 12/08/2016]. Disponible sur http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/ebook/ebook121.pdf

[6] Grille des salaires dans le bâtiment, In Confédération Générale des Travailleurs, cfdt-construction-bois.f, [En ligne], 2016, [Consulté le 12/08/2016]. Disponible sur http://www.cfdt-construction-bois.fr/images/Conv collectives/Grillessalaires/batiment/160804-Salaires_Ouvriers_B%C3%A2timent.pdf

[7] GAZZANE Hayat, « Les salariés français gagnent en moyenne 2202 euros net par mois », Lefigaro.fr, [En ligne], Septembre 2015, [Consulté le 14/08/2016]. Disponible sur http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2015/09/16/20002-20150916ARTFIG00190-les-francais-gagnent-en-moyenne-2202-euros-net-par-mois.php

[8] Fiche métier : Ouvrier du BTP (manoeuvre), In Ouest France, OuestFrance-emploi.com, [En ligne], [Consulté le 14/08/2016]. Disponible sur https://www.ouestfrance-emploi.com/metiers/ouvrier-btp-manoeuvre

[9] NIETZSCHE Friedrich, Ecce homo, 1908. « Naissance de la tragédie », § 2 : « une formule d’acquiescement supérieur, née de la plénitude et de la surabondance, un oui dit sans réserve à la vie, et même à la douleur, et même à la faute, à tout ce qu’il y a de déroutant et de problématique dans la vie ».


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